mardi 27 février 2007

1952 – Six ans.‎

1. Le palier d’en bas.

Il faut être discipliné. Donner l’année et l’âge. Après tout qui peut deviner en lisant 1952 que j’ai six ans cette année-là ? Qui peut t’obliger à sautiller de lien en site et de billet en balise pour trouver ce dont tu n’es pas certain que ce soit utile. Circonstance aggravante, toi lecteur très patient qui aurais fini par découvrir que ma naissance est en 1945 devras encore faire un effort pour comprendre que sagittaire n’est point servir, et que toute l’année doit s’écouler pour que le résultat de la soustraction des années devienne l’âge.

Sans parler de l’incertitude des 10 derniers jours de décembre, un quartier d’antilope. Sages étaient ceux qui calèrent les mois sur les constellations solaires et le premier jour de l’année sur le premier jour du printemps. Justement, les iraniens, depuis toujours, il n’est Perse ni révolution islamique qui tiennent. Il faudra qu’un jour je vous pose la question : comment peut-on ne pas être persan ?

Sans parler des les faux prophètes qui veulent humilier ce pays et ce peuple sous des prétextes de bien et de mal. Autant s’humilier soi-même. Un jour viendra.

Sans parler de ceux qui descendent les marches et dont on ne saura qu’à la fin la date du jour où ils retrouveront le ventre du départ, le palier d’en bas.

L’année 1952 commence à voir apparaître des bouts de souvenirs moins reconstruits que les précédents ; c’est l’année de la grande école où j’étais entré pendant l’épisode 1951, juste pour parler. Je me souviens fort bien de cette école à hauts murs et portail en ferraille vrombissante, qui se fermait derrière moi toujours en horaire limite, avec des harmoniques de plus en plus graves à faire tressauter les boyaux.

J’y ai vécu cinq années d’école primaire, et mes souvenirs se sont assez empilés de classe en classe pour ne plus s’échapper. Cette grande école est inscrite dans ma tablette échevelée, et seul Alzheimer saura venir l’y effacer, alors qu’il n’aura plus rien à faire sur l’école maternelle, ce qui s’appelle rien, évanouie dans le brouillard définitif. Il m’est arrivé d’y chercher plus tard ma petite sœur les soirs d’emploi du temps chargé de mes parents, mais mon regard ne dépassait pas la grille en bas de l’escalier d’où je ne voyais rien de ce passé où je fus.

Il me faut encore un détail me revient de 1951 pour terminer le tableau, la touche finale, la fin de l’envoi. Tu te souviens de la rentrée d’octobre 1951 qui me vit dans le monde des grands, et qui à cette occasion m’entendit parler. Peu avant cette rentrée vint mon second frère au monde. Trop petit pour devenir concurrent et trop agité pour ne pas être une attraction permanente. Troppo agitato. Mon frère Troppo.

Ma soudaine parole n’est pas étrangère à cette naissance diront les fins limiers, et pourquoi pas ?

2. 1952, nos moutons.

Les livres d’histoire t’expliquerons mieux que moi le contexte, ce sont eux qui me l’ont enseigné quand le temps d’apprendre vint : la France se reconstruisait à grandes enjambées et si les souffrances étaient multiples, la certitude était là que chaque lendemain serait meilleur que la veille. Il en était ainsi chez nous. Et le lendemain chaque matin chantait un peu mieux.

Le frigo était déjà un projet, il faudra attendre quatre ans pour l’avoir, mais un projet réalisé se mérite. Qu’est-ce qu’un désir qu’on soulage dans l’instant ? Des meubles potables de style typique années cinquante venaient peu à peu encombrer nos cavalcades.

On était à mille lieues du confort de maintenant et ne compte pas sur moi pour vanter la litanie du bon vieux temps. L’inconfort d’alors serait insupportable à nos fesses roses de maintenant, et seul le projet, le progrès, l’espoir, le rendaient indifférent à mes parents. Les enfants où qu’ils soient font avec puisque nés avec.

Quoique, à Groszny, je ne sois pas si sûr de moi.

Au printemps de cette année là j’ai rencontré la mort en vrai.

La mort en vrai.

Il ne sera pas question ici de longue philosophie sur le pourquoi du comment de la mort, tout a été dit, je me suis moi-même attelé à cette tâche ailleurs ce qui ne t’intéressera pas, à juste titre car que dire en un gîte à moins qu’on ne dise ? Il ne sera pas question de la mort d’un proche, d’un que l’enfant aime ou n’aime pas, qu’on lui annonce d’un air grave, que l’enfant enregistre un peu perdu pendant dix minutes puis la cavalcade reprend ; il ne sera pas question des morts en série, non plus des morts d’hécatombes comme il en existait déjà, comme il en a toujours existé ce qui n’interdit pas de continuer la lutte, camarade.

Je vais te parler d’une mort minuscule, la mienne.

Un truc idiot, une bactérie mal venue, une de ces minuscules bestioles pasteuriennes qui dérèglent la machine à vivre et qui fait monter la fièvre pire qu’à El Pao. Je me souviens comme d’hier de cette nuit-là. Impossible de rester couché, impossible de tenir debout, l’air qui manque même penché à moitié à la fenêtre surtout ne pas tomber en cherchant trop loin, tituber de long en large à l’étage des enfants, le bébé est là-haut ne pas faire de bruit, ne pas déranger sinon avis de tempête côté Verbehaud, me recoucher me relever, et pourtant ni nausées ni hoquets ni ventre mou, signes déplaisant de maladie qui m’auraient rassurés, je me souviens de cette vie de mouche affolée dans le bocal, avoir soudain peur du noir qui m’indifférait que pouvait-il se cacher dans tout ce noir enfumé, ne pas supporter la lumière qui crève les yeux et voici qu’elle éclate, la lumière et que sur le palier se dresse en contre-jour la silhouette de Verbehaud.

Oui monsieur la phrase est longue, les correcteurs orthographiques sont parfois lassants. J’aurais voulu l’y voir le monsieur chatouilleux de la syntaxe, si le temps ne lui aurait pas paru long.

En vérité je mourrais dans l’indifférence générale empoisonné par mon propre sang, sans vouloir déranger, et je me souviens de cette peur de déranger plus forte que tout le reste. Je sentais bien que la situation n’était pas ordinaire, mais je me devais de vaincre seul la nuit noire, je devais triompher à mains nues du bel ange qui rôdait autour, sous peine d’éternels reproches.

L’ange déconfit.

Caramba encore raté. Verbehaud était sur le palier toutes lumières braquées. Au bout de combien de temps d’agonie, le mystère restera entier. Ni moi ni Verbehaud ne le connaissent, alors qui d’autre pourrait. La nuit, trois heures, une heure, cinq minutes ? Tout est possible.

Thermomètre et marche à pied, seringues, histoire de Q, Philippe Khorsand.

Mais tu le sais déjà : il n’y aura pas de tempête, à peine m’avait-elle touché le front que ce fut branle-bas de combat. L’eau fraîche, le thermomètre qui manqua d’exploser après quelques instants d’exposition, le père secoué pour sortir de son sommeil du juste et courir chez le docteur, mécontent mais soudain motivé au vu du thermomètre quarante et un virgule huit.

Il n’y avait ni téléphone ni voiture, tout devait se faire entièrement à pied et de vive voix, huit cents mètres de course, sonnette insistante pour réveiller à son tour Esculape, lui aussi à l’air bougon de réticence ; professionnel il voulait vérifier la gravité du cas à l’insistance du monsieur essoufflé, et comme il connaissait déjà l’impassibilité de Concordance le voir dans cet état l’a aussitôt convaincu de se dépêcher, huit cents mètres retour.

Le docteur est entré dans la pièce avec sa grosse mallette en cuir aussi large que haute remplie d’instruments menaçants, il jeta un œil vers moi, tâta ici et là et là encore, s’empara d’une seringue de trois mètres de long et m’injecta deux mètres cubes de liquide. On ne disait pas antibiotique, on disait pénicilline. Merci à Victor Fleming qui inventa bien, à Docteur Esculape qui injecta fort, à Papa Concordance qui marcha vite, à Maman Verbehaud qui s’éveilla tôt.

Pendant plusieurs semaines, madame l’Infirmière me gratifia trois fois par jour du cérémonial piqûre, la casserole qui bout avec les seringues, je ne savais pas qu’il fallait les faire cuire, le petit flacon capsulé de fer blanc dont on perçait l’opercule avec l’aiguille énorme qui peu après trouvait le chemin d’un emplacement encore libre sur la gauche ou sur la droite, et hop. Je ne disais rien, mais quarante et un jours virgule huit plus tard quand il n’y eut plus de place sur le moindre morceau de fesse, je décrétai que j’étais guéri et que personne ne s’occuperait désormais de mon cul.

Chacun rentra chez soi et je finis l’année scolaire avec tous les égards dus à mon rang, bulletin de résultats lamentables inclus ; ce n’était pas grave, je savais parler, lire, écrire et compter jusqu’à quarante et un virgule huit. L’ange exterminateur était reparti furieux et tel Khorsand, maugréa qu’un jour il m’aurait. Personne ne me fera jamais dire du mal de la science et de la technique.

Fin de l’année 1952

vendredi 16 février 2007

1951 - Cinq ans.

J’ai raconté deux disparitions en une. Je n’ai aucun souvenir de la seconde sinon ce qu’on m’en a raconté ; je sais ainsi quelle eut lieu à Lacanau, en ville cette fois. Ville était un bien grand mot pour ces rues ensablées où poussaient les petites maisons de pêcheurs de vacanciers. Rien de plus à dire ; naissait alors dans mon cerveau l’excroissance dont je ne me débarrasserai plus, la bosse de mémoire nulle et de distraction effrénée.

On dit que les souvenirs d’enfance n’existent pas. Il ne reste rien de l’enfance, sauf des sensations. Les racontars qu’on nous en fait servent à accumuler des pièces de puzzle, et parfois, soudain, au moment le plus inopportun, le puzzle apparaît sous nous yeux construit. Recollé. Collé, puisqu’il n’avait jamais été décollé.

1951. La parole.

Je ne suis pas sûr qu’on dise vrai. Il y a longtemps que je ne suis plus enfant et pourtant tout comme alors je vis de sensations et d’humeurs. Mon cerveau tente maladroitement de les rendre cohérentes et raisonnables, pas tant aux yeux du monde qui s’intéresse assez peu à ma question, mais aux miens. Seul l’écrit permet cette construction. Je suis nul à l’oral, et si je suis bon à l’écrit, puisqu’on me le dit pas seulement mes amis, je le dois à cette infirmité.

1951 est l’année où j’ai parlé. Coïncidence ou non, l’année qui a fini avec le commencement de l’apprentissage, lire écrire compter, fut celle où l’image des sons s’est raccordée aux sons pensés mais tus. J’avais commencé la lecture sous l’œil sévère de Verbehaud pendant l’été de la seconde disparition, et le chemin de la grande école découvert à l’automne fut celui où le chat me rendit ma langue. Non. Me donna ma langue.

En ce temps là, disait celui qui n’existe pas, personne ne songeait à travailler au CP. On travaillait au Cours Préparatoire en toutes lettres, premier lieu d’usine caché derrière les hauts murs et les fenêtres louches d’une école en meulière franciliennes.

Il fallut quelques semaines à mes parents pour réaliser. Ils commençaient à s’inquiéter sérieusement de mon silence, d’autant qu’ils m’avaient remarqué oreille fine. Il paraît que je m’exprimais sans la moindre ambiguïté par gestes et onomatopées monosyllabiques, mais rien qu’à me voir la proche famille hochait la tête d’un air faussement rassurant mais n’en pensant pas moins.

Ils étaient si habitués à me comprendre, c’était le bon temps, qu’ils ne s’aperçurent pas qu’ils me comprenaient autrement ; Verbehaud et Concordance ne se sont réveillés que sous le coup d’une contre argumentation que je leur ai balancé un jour de mauvaise humeur. Il ne m’ont jamais avoué quel raisonnement les avait ainsi réduits en miettes, j’en déduis que j’avais raison en l’espèce.

Tiens dit l’un à l’autre, on dirait qu’il parle. J’invente un peu mais j’aime cette invention là de ce qu’ils ont dû dire. Peut-être avec un sous-entendu que c’était finalement mieux avant et qu’on n’en avait pas fini avec lui, moi.

Je parlais la française langue, sujet verbe complément, bon les accords n’étaient pas tout à fait conformes mais est-ce si différent aujourd’hui, vocabulaire varié et syntaxe variable, concordance des temps et verbe haut bien obligé sur le coup. Comme mes cousins de la proche famille pataugeaient encore dans la normalité d’un discours hésitant et embrouillé, mes parents prirent en les voyant un air faussement rassurant en hochant la tête.

Vous allez me répondre que ce ne sont que racontars et raconteries. N’oubliez jamais qu’ici personne ne peut sous-estimer racontars sans avoir affaire à moi. Ces raconteries, si je les rapproche de ma vie future qui est ma vie passée, dégagent légèrement l’horizon brumeux. J’apprends sans jamais rien dire, sans même poser de question, je suis le cancre du radiateur qui ne pose jamais de question, puis soudain je retiens, je sais, bon sang mais c’est bien sûr. Attendez, je ne suis pas en train de prétendre au génie, où à quoi que ce soit qui me rendrait supérieur à qui que ce soit. Le soudain je retiens que je viens d’écrire intervient au bout d’un bon mois pour l’évidence, au bout d’un an pour le simple, au bout de dix ans pour le complexe, au bout de cent ans pour la solitude.

Le cancre a du temps devant lui pour se chauffer. Il regarde par la fenêtre qui donne sur les arbres du parc du Lycée, des années et des années après la naissance de la parole, pendant que le professeur s’échine sur ce qu’a voulu dire l’auteur, travail bien inutile : l’auteur a dit ce qu’on lit et c’est tout ; à nous d’inventer la vie qui va avec. Le professeur repère le cancre envolé dans les Pyrénées ou le Périgord, il lui demande ce qu’il vient de dire là juste maintenant, a-t-on idée de copier le professeur au lieu de l’écouter ?

Le cancre bien sagement répète les quinze dernières phrases inutiles du professeur qui profite de ce temps de répit pour trouver un autre motif de colle. Genre attitude insolente. On ne saura donc jamais ce qu’avait voulu dire Boileau, ou Voltaire, ou Amélie Nothomb.

Non, pas Voltaire. Il n’était pas encore né.

1951 - FIN.

mercredi 14 février 2007

1950 - Quatre ans.

Ils l’ont tous dit, ici. C’est bien beau de vouloir raconter une à une les années de notre vie sans même être sûr qu’elle intéresse qui que ce soit en dehors de moi-même, encore faut-il que nous ayons les souvenirs qui vont avec. Ou alors inventer, mais est-ce honnête ? Et où commence et s’arrête l’honnêteté dans cet exercice ? Ne transformons nous pas chacun des souvenirs qui nous vient, alors pourquoi ne pas vous en inventer qui seraient derechef plus vrais que vrais pour peu que j’y croie un peu ? Où commence l’invention et où finit l’enjoliveur, la mise en scène, la pose ?

Et que signifie ce mélange de moi et de nous ? Seriez-vous moi à vous tous, serais-je devenu vous à moi seul ? Serais-je déjà devenu fou ?

1 – Histoire d’eaux.

Je n’ai pas de souvenir précis de 1950. Je vais y caser une histoire qui m’est arrivée, je m’en souvenais encore lorsqu’elle me fut racontée par ma sœur qui n’était pas née alors, sous une autre version bien sûr ; elle la tenait de mes parents et, curieusement, l’avait retenue mille ans plus tard ce qui m’avait plu. Seuls la logique et le repérage me permettent de la placer en 1950, ni avant ni après.

En réalité, il s’agit de deux histoires, arrivées probablement deux années successives, 1950 et 1951, mais je vous les regroupe en une seule, ne serait-ce que pour ne pas ressembler à un récidiviste, notre époque n’est pas tendre pour les récidivistes endurcis ; un récidiviste, vous le savez, est toujours endurci.

En pleine saison estivale, je me suis perdu dans les rues de Lacanau, ou plutôt dans les dunes par là-bas le long de la route du Lion. Qui connaît Lacanau connaît la route du Lion. Un accès vite fait mal fait par les allemands pour ravitailler vite et bien les canons de la côte au sud, pointés vers l'Amérique. Un ruban de béton orné de ses joints disjoints, qui disparaissait derrière la dernière dune au-delà de laquelle je n’ai jamais marché, et qui finissait en impasse au lieudit le Lion, lieu aussi mystérieux pour moi que le temple du Soleil ou le bazar de Trébizonde encore aujourd’hui.

J’avais élu domicile dans un des blockhaus qui firent le charme de la côte landaise, afin de méditer sur mes lacets de chaussures disparus dans le sable de la plage mais beaucoup plus rigolos à chercher dans le béton un peu basculé. D’être seul dans cet endroit frais et blafard ne m’effrayait pas, je ne me souviens même pas de l’odeur et pourtant.

Ma seule peur était de ne pas retrouver ces lacets facétieux et de traîner des chaussures qui ne tenaient plus à mes pieds.

C’est intéressant, n’est-il pas ?

Lacanau. Inspiration. Mes parents plus mobiles que quiconque à l’époque avaient, chaque année et ce depuis leur vie commune jusqu’à ce que la mort les réunisse, quatre points de chute chaque été : le Périgord, mon Périgord à moi du temps où il n’avait que deux couleurs le noir et le blanc signe de bon goût, le pourpre et le vert sont venus plus tard avec les touristes, les Pyrénées, les Pyrénées de mon papa mais vous le savez y compris l’ours, la ferme de Poitou, vous connaissez aussi mon Poitou paysan que jamais mon amour de la grande ville ne m’a fait oublier ma Rivière y est née, et un autre lieu choisi selon leur humeur pour durer quelques années avant de partir pour de nouvelles aventures. Expiration.

Au début des années cinquante, ils avaient choisi Lacanau-Océan. Lacanau-Ville ne m’avait aucun charme, j’aimais l’eau de mer et non l’eau douce, et l’étang de Lacanau avait un goût de vase qui m’insupportait, et encore aujourd’hui quand ce n’est pas la vase c’est la javel, avec l’eau douce.

2 – Les tacots.

Nous descendions du Sud-Express à la gare Saint-Jean. Une année d’économies partie dans le prix du voyage, mais mon papa si chiche et pour cause n’aurait pas accepté que nous prissions un autre train que ce prestigieux et flambant neuf train là. Nous sortions sur la place et prenions le taxi bordelais qui nous faisaient bien rire, mon frère et moi, anciens véhicules affublés du nom de tacots, les taxis de Bordeaux étaient plus proches des taxis de la Marne que des magnifiques berlines parisiennes qui étaient au moins des 202, et pourquoi pas des 203. Là ma mémoire flanche, il faudrait que je recherche les années de sortie de ces voitures, et même des tractions là j’en suis sûr. Tandis que Bordeaux tacots, au milieu des trams de guingois.

Direction gare Saint-Louis. Je soupçonne qu’elle devait desservir les villes du Médoc et baigner dans son cru, mais elle avait aussi un autorail qui nous emmenait à Lacanau. Les amateurs du coin connaissent par cœur la piste cyclable qui relie Bordeaux à Lacanau aujourd’hui. Elle n’est rien d’autre que l’ancienne voie ferrée de l’autorail poussif de mon enfance.

Combien de temps ai-je ainsi médité sur mes chaussures baillant aux corneilles, à trouver un moyen de les empêcher de s’enfuir sans moi et à ne pas se remplir de sable quand je parvenais à les retenir ? Dix minutes ou trois heures ? Ma mère a raconté l’histoire à ma sœur des années plus tard, j’en conclus que ce fut interminable ; mais dix minutes sans moi auraient peut-être été interminables de toutes façons pour Verbehaud, ma mère. Concordance mon père n’a jamais avoué qu’il a dû lui-même en perdre son impassibilité, je crois bien avoir réussi cet exploit. Comment retrouver un môme de quatre ans et demi dans la forêt des Landes, avec l’océan si proche et si dangereux ?

Vous les connaissez, les rouleaux de l’Atlantique du temps d’avant le seurfe, et ces remontées de pressions hydrodynamiques qui s’insinuent dans le sable innocent le rendant instantanément meurtrier. Je ne crois pas avoir présenté cette théorie comme excuse lorsqu’on m’a retrouvé, puisque vous avez deviné que l’histoire finit bien. J’aurais dû, je lui aurais cloué le bec, à Verbehaud.

Pourquoi donc, d’ailleurs, l’histoire devrait-elle bien finir ? J’ai peut-être vraiment disparu et c’est un autre qui vous écrit ici pendant que moi je suis devenu le roi de Patagonie, succédant à mon compatriote Antoine de Touneins. Qui pourrait le prouver, qui pourrait prouver le contraire ?

‘Aliénor me le reproche chaque matin, ou plutôt chaque soir en me voyant rentrer à la grotte de ma journée de chasse à l’Elan : je déteste ne pas être sanglé dans mes vêtements comme un parachutiste avant le saut. Avec mes costumes étriqués, mes écharpes nouées treize fois autour du cou, mes cravates serrées jusqu’à la glotte, mes ceintures transformant mon 48 plus en un 36 moins, tu pourrais un peu mieux t’habiller c’est bien la peine que je me décarcasse, qu’elle me dit ma belle, et elle a raison.

Il n’y a que lors de visites de lieux inhospitaliers et mystérieux comme le fond des mines ou les chaînes de montage que j’ai droit aux félicitations du service de sécurité, ne jamais porter de vêtements lâches disent-ils en me donnant en exemple à toute la troupe dissipée des visiteurs des travaux finis.

Est-ce que mon histoire de lacets est le premier signe de cette manie, ou sa cause profonde, le fait générateur pour parler l’Expert en version originale ? Vous avez deux heures pour répondre.

Moi, je ne sais pas.

Ma sœur, elle ignore tout des lacets, ne lui dites rien. C’est notre secret maintenant.

1950. FIN.

mercredi 7 février 2007

1949 - Trois ans.

1949 - Aquitaine.

Attention. Je n’ai pas été traumatisé par l’évènement. Je me souviens qu’on me l’a dit assez habilement pour qu’il soit naturel et que l’enfant qui grandit le reçoive comme un renseignement parmi d’autres. Personne n’en a fait un drame, personne n’a mélimélodé sur la question, et aucune bagarre familiale comme les dimanches midi en sont remplis n’eut lieu en ma présence.

Qu’un travail de digestion profonde ait été nécessaire et qu’il ait laissé des traces dans un repli du recoin, est une évidence inutile à souligner. Que je m’interroge encore aujourd’hui à ce sujet est inévitable et durera jusqu’à la fin de ma vie, et que je sois très démuni et très violent face à la question du suicide qui est revenue un soir d’inattendu est naturel et sain.

Je rends grâce à mes parents d’avoir su, à temps, tout débutants qu’ils étaient dans l’éducation et ignorants de toutes ces choses que l’on a abondamment répandu plus tard, les Dolto Cyrulnik pour n’en citer que deux, construire un barrage contre le Pacifique de ce Tsunami, et nous en révéler doucement l’existence au fil des années. Il faut bien aussi que les enfants apprennent, et qu’ils vivent avec.

1949.1 – Les premières vacances.

D’avoir su nous protéger ainsi est ce qui doit en rester, de l’histoire. Je sais d’où vient ma capacité à échapper à l’horreur d’une nouvelle tragique et imprévue, comment la laisser passer dehors avant de la laisser entrer tout doucement par le nez afin d’en découper les lames coupantes au fur et à mesure qu’elles se présentent, et je sais d’où vient ma capacité à prévoir le pire afin d’y être préparé quand il arrive et d’être heureux comme un pape quand il n’arrive pas.

On dit de moi que je suis un pessimiste et que je pars battu d’avance. Que je suis un gâche plaisir. Un rabat-joie. Bien au contraire, l’avance c’est moi qui l’ai prise, et rien ne pourra me défaire, réussite ni échec. Et je le dois à cette terrifiante aventure dont mes parents ont reçu le choc de plein fouet, mon père surtout, mais Verbehaud eut aussi sa part dans l’affaire. Ce n’est pas tant de m’avoir donné la vie que je leur suis reconnaissant que de ce geste réussi de protection fondatrice.

Nous sommes en 1949, n’oublions pas, l’épisode précédent est clos.

Je vais vous raconter le grand incendie. Il s’agir du vrai plus ancien souvenir que j’ai. Enfin, le vrai d’aujourd’hui. Je peux tenter de battre mon propre record mais nous savons bien que l’effort personnel ne peut venir à bout de ce défi, et que seul le hasard fait sortir l’indicible. Il existe là, mais il ne sortira que s’il veut, non mais sans blague.

Mon père est un amoureux des Pyrénées. Il y passe toutes ses vacances depuis mathusalem, et ce n’est guère qu’à partir du dernier semestre de la guerre civile espagnole qu’il a cessé de les traverser. Son truc consistait à la traverser aller-retour à vélo, en passant par un col et revenant par un autre. Après quoi, il refaisait le chemin à pied, pour retrouver la petite vallée là qui lui avait plu et que la folle vitesse de sa machine avait empêché de voir à son rythme. Les vélos d’alors pesaient 25 kilos à vide avec 6 vitesses, et le sac à dos presque autant, mais plein.

1949.2 – Le grand incendie.

Verbehaud qui avait passé sa jeunesse à galoper à travers l’Atlas, galoper cheval compris, ne se formalisait pas de ce goût paternel et s’y prêtait volontiers. Les voici donc sur le chemin de la vallée d’Ossau pour prendre leurs quartiers d’été avec les deux garçons. Mais il n’était plus question de parcourir la France depuis la capitale, ni à pied ni à cheval ni à vélo. Nous prenions le train, pour gagner ces contrées d’enfance, de Castelnau à Lacanau, et de Bordeaux à Ossau.

Je me souviens. Voilà. Le bruit lancinant des roues du train vient en premier. Ce n’est pas le bruit habituel des autres lignes, attention, on n’est en 1949, il n’y pas de TGV ni même de train corail, ce sont des wagons couleur vert wagon, tirés par une 2D2 des familles, et qui fonce sur la ligne droite du record de vitesse à venir entre Facture et Morcenx. J’ai toujours su depuis, en entendant ce bruit, que nous étions entre Facture et Morcenx. Un chant de uma nota so, coupé des passages de rails, dont je ne prétendrai jamais qu’il était agréable mais bon, c’est un souvenir, et la sensation qu’il allait vraiment très vite ce train. Un enfant les ressent, ces choses là, le bruit trop fort et la vitesse trop élevée, sans rien voir.

Puis vient l’heure : encore une petite heure avant Pau. La fatigue tombe sur les paupières fripées d’avoir trop regardé par la fenêtre les nuages courir après le paysage, depuis ce matin. Le jour s’éteint il n’y a plus longtemps à tenir.

Et pourtant, le troisième moment du souvenir m’empêche de m’endormir : de grandes flammes entourent le train, côté compartiment et côté couloir. Flammes géantes dont j’ai longtemps cru que je les devais à ma petitesse d’enfant même pas effrayé, et que je vois encore trembler à travers la vitre du train emballé. Elles étaient vraiment géantes, et ce que j’ai lu par la suite m’a confirmé que ce n’était pas une question d’échelle. Un voyage flamboyant qu’aucun film de science fiction ne saura jamais égaler m’entraîne dans la vie, et je n’en descendrai pas souvent, de ce train.

Comment avait-on pu le laisser partir, ce train, comment a-t-il réussi à passer avant que les caténaires ne fondent, ce n’est pas moi qui vous le raconterai, et je n’ose imaginer le barbecue s’il avait dû s’arrêter.

C’était le dernier train qui réussit à traverser les landes lors du grand incendie de l’été 49. Plus de quatre-vingt-dix morts, et 200 000 hectares ravagés.

1949. FIN

mardi 6 février 2007

‎1948 - Deux ans.‎

C’est toujours la même chose. Je me définis une règle, simple et de bon goût, une règle qui va me permettre comme des bottes de sept lieues de rattraper mes petits camarades qui gambadent vers les années soixante. Je me dis qu’il suffira de décrire et de réfléchir sur le premier évènement qui me viendra à l’esprit, étant le premier il sera le bon.

Comme toujours, la première chose que je fais lorsque je légifère ainsi, je m’empresse de contourner la loi. Mais, monsieur l’agent, ce n’est pas DE ma faute, en 1948, en 1949, en 1950, et suivantes, j’ai bien des évènements à raconter, mais je ne sais pas l’année où ils se sont produits parmi toutes celles-ci, sinon qu’ils se sont produits vaguement dans cette zone de ma mémoire. Aucun repère historique qui me vient là, et une paresse incommensurable pour aller chercher dans les grimoires les dates qui me raccrocheraient au temps de l’almanach.

Je vais donc contourner. Et si je cite un souvenir d’une année associée à un événement que l’un de nous identifierait comme d’une autre année, merci de m’envoyer la police temporaire. On sait que malgré tous nos efforts celle-ci deviendra définitive d’ici le 6 mai prochain.

Alors ? Retour à 1947.

1. L’année 1947 fait de la résistance.

Les lettres de guerre se sont arrêtées, les autres ont dû être brûlées, certaines colères font du passé table rase comme si d’autres n’auraient pas eu besoin de ce passé là, du temps du bonheur à deux plus quatre. Il leur a fallu faire semblant qu’ils ne s’étaient jamais aimés. Même pas vrai. J’ai des photos, et nul ne pourra m’enlever cette certitude qui rassure l’enfant vieux de soixante canicules, et quelques.

Je vais écrire sur ce qu’on ne m’a jamais vraiment raconté, tout en me donnant souvent volontairement j’en ai acquis la conviction, les pièces éparses pour restituer le puzzle. L’action se passe en 1947, pour une fois que je connais la date et les preuves de celle-ci, je ne vais pas me gêner. Evidemment, l’année 1947 dont je m’étais débarrassé en vitesse revient au galop et prend la place de l’année 1948. Ce sera l’exacte vérité, et je ne doute pas que ce qui est arrivé a largement tenu sa place en 1948 au point que cette année passe comme si de rien n’était.

Ma mère Verbehaud avait un beau-frère, exactement le contraire du beauf. Elle en avait même plusieurs, puisqu’à cette date toutes ses sœurs étaient mariées. Ses frères aussi étaient mariés mais dans ce cas on ne dit pas beau-frère.

Ce beau-frère là n’avait rien à voir puisqu’il s’agissait du frère de Concordance, le mari de Verbehaud. Ce frère de mon père n’a pas de nom. Il sera innommable. Brillant, d’une intelligence qu’on m’a dite ultra super géniale supérieure à toutes les intelligences de la création, je répète, hein, ce n’est pas moi qui le dis, que même Pic de la Mirandole était un abruti ignare en comparaison d’Innommable, et Einstein un débile léger.

Je répète, hein. Ils disent tous génial et omniscient, alors je répète et je répète que je répète. Je ne vous fais pas un panégyrique mais une histoire vraie et je dis ce qu’on m’a dit. Moi j’ai mon idée sur la question, mais je ne veux pas casser l’ambiance.

Innommable était marié à une dame Jeanne. Enfin je crois que c’est Jeanne, et pour la formule le prénom tombe mieux que Marguerite ou Séraphine. On dira Jeanne pour simplifier. Marié depuis environ douze ans. Ils avaient deux fils, dix ans et huit ans, ce qui semble parfaitement logique. J’ai les photos, authentiques et certifiées, leurs têtes sont bien de cet âge, et ils sont beaux, ces deux enfants.

2. Les effets secondaires de la tuberculose.

Le frère omniscient et Innommable. La maladie. Poulbot pour touristes. Les cachotteries. Ce qui s’ensuivit.

La tuberculose, en ce temps là de restrictions et de récentes privations, avait de beaux jours devant elle. On commençait bien à lancer des campagnes de vaccinations tous azimuts, un souvenir survient là du dispensaire tout au bout de l’interminable boulevard, bondé, où je croyais mourir entre les jambes des mères hystériques qui passaient avant leur tour, défaillir dans les hurlements des bébés de mon âge qui ne l’était plus, quoi, moi, à deux ans, un bébé, quelle rigolade, d’ailleurs je criais plus fort que tous non mais, c’est drôle ce souvenir imprévu qui débarque ici, bon, mais la tuberculose était encore saine et sauve dans l’histoire, BCG était coûteux et déjà contesté.

Résumons : Dame Jeanne chopa la tuberculose et mourut.

Voici l’oncle génial seul avec ses deux garçons. Un petit détail qui vous échappé pour la bonne raison que je ne l’ai pas dit : le couple et ses eux enfant vivaient dans un minuscule appartement de la butte Montmartre. C’en est trop, je les entends tous les esprits forts, plus personne ne vis aujourd’hui dans un minuscule appartement de la butte Montmartre, sauf au cinéma d’Amélie Poulain que ce n’est même pas vrai. Je suis en train d’inventer une histoire à lire au son de l’accordéon, je suis en train d’hypnotiser des touristes japonais. Un tertre sinon rien.

Ce qui est vrai est vrai, disait le sage Evidence dans l’antique Hellas. Je vous raconte ce qui est et ceux qui savent qu’on pouvait en 1947 habiter là-haut, ceux qui savent qu’on peut encore y habiter aujourd’hui, me croiront. Sans oublier les histoires de voleurs de bicyclette.

De plus, la butte Montmartre n’a rien à voir ave le détail qui vous avait échappé.

Le voici en vrai maintenant. Concordance, frère d’Innommable, ainsi que toute l’entière famille de Concordance, et la belle famille représentée haut la main par Verbehaud, ignoraient tout de l’existence de Dame Jeanne et des deux garçons. Il s’était marié, l’oncle génial, depuis douze ans, et il n’avait pas eu le temps d’en parler à sa famille. Vous comprenez, avec toutes ces réunions dans le travail. Et bien sûr, il était si distrait. Ce n’est pas par manque de se voir soir et matin de chaque jour, Innommable et Concordance étaient inséparables, Innommable était depuis toujours main dans la main avec Concordance et ne semblait rien pouvoir faire sans lui, voyage, spectacle, sport, et toutes ces saines activités qui forment la jeunesse. Une unité de frères, pour dire.

La mort de Dame Jeanne fut donc l’occasion à tout le monde d’apprendre simultanément son existence et sa disparition, et de contempler la tête chagrine et ébahie des deux enfants surgis du silence ; les enfants, de leur côté, ignoraient qu’ils avaient une famille proche dont les membres les plus glorieux étaient un oncle Concordance, une tante Verbehaud, et deux cousins, Andrem et Concurrence. Andrem c’est moi, le germain de service. Un beau nid de couleuvres à avaler d’un coup, surtout par Concordance à ce point trahi par le sien, son Innommable de frère. Le pousse-café sera plus énergique encore.

Pour tout vous dire, Andrem n’a aucun début de commencement de souvenir de cette révélation, encore moins Concurrence qui vagissait ses boucles blondes de deux mois ; quant à mes parents, il fallut bien ravaler la salive pour ne pas poser les milliards de questions qui venaient à l’esprit de toute personne sensée, en se promettant d’en savoir plus par la suite. Il fallait dépanner le monsieur d’abord.

Deux mois plus tard, le 6 mai 1947, le beau-frère génial se suicidait.

Le sourcil du lecteur courroucé se lève : c’est ainsi qu’on abandonne deux beaux garçons ?

Lecteur sourcilleux, je te rassure. Il ne les a pas abandonnés. Il les a suicidés avec lui.

Fin de 1948.

lundi 5 février 2007

‎1947 - Un an.‎

1947 - Concurrence.


1946 n’a pas fait de vieux os. Je ne vais pas, chaque fois, vous raconter les tenants et les aboutissants et le pourquoi du comment, en remontant cinq ans en arrière.

Quoique.

J’ai quinze années de rattrapage pour arriver en 1960, d’ici là vous seriez tous partis loin, et j’aurais besoin de continuer mes bouchées doubles. Alors je simplifie. Chaque année, j’évoquerai un événement, et un seul, et celui qui me viendra spontanément en tête à l’ouverture du blogue. Mirifique ou piteux, ennuyeux ou universel, peu importe, sa seule qualité sera d’être le premier venu.

Le diplomate de Chalais l’avait dit autrefois : méfie-toi de ton premier mouvement, c’est le bon.

La concurrence.

Ils en ont plein la bouche. Ils n’ont cessé de la vanter, elle est devenu une valeur sûre de l’idéologie de l’évidence : la concurrence. Ils s’en sont servi à tel point qu’elle fut rejetée à 55% par un NON lamentable de citoyens fatigués qui, sous prétexte de lui barrer le passage, l’a renforcée comme jamais, rendant pour longtemps l’Europe impuissante face à elle et ouvrant un boulevard pour ce qui va nous arriver le 22 avril prochain, sans parler du 6 mai qui suivra.

Mon frère est né cette année là. Un petit bébé adorable à la peau lisse et blanche, aux yeux bleus radieux, aux bouclettes épaisses et blondes. Ma houppette brune, mes paupières chassieuses, et ma peau mate n’avaient aucune chance. J’ai appris la dure loi de la concurrence cette année là aussi. Vous dire que je m’en souviens serait très exagéré. Mais rien n’interdit les déductions et les reflux.

Les lettres de mes tantes, exclamatives et ébahies, la comparaison des hauteurs des piles de photographies de l’un et de l’autre, les souvenirs répétés tout au long des années futures du succès de ma mère en train de promener la poussette de la merveille, et la mauvaise humeur qui me vient à chaque fois que j’y pense, et comment voulez-vous que je n’y pense point ici et maintenant que j’écris, sont une preuve que j’ai bien appris cette année là ce que signifiait l’idée de concurrence alors que je n’en connaissais pas encore même le mot.

Pour un peu vous embrouiller dans la recherche des liens de cause à effet, sachez que j’ai voté OUI quand il a fallu voter, comme 45% de mes concitoyens, et que j’y voyais bien plus une arme contre la concurrence qu’une complaisance à son égard, mais c’est une autre affaire et la vérité m’oblige à avouer qu’à l’époque, je n’avais pas encore fait de choix sur la question.

Ainsi fut l’année 1947. J’aime mon frère, ses yeux bleus et son air perdu, et je sais que je suis plus heureux de ma vie que lui de la sienne. Alors, finalement, la concurrence, je m’en moque.

jeudi 1 février 2007

1946 - Zéro an.

1946 - Attente.

C’est malin. J’ai bafouillé trois billets pour la seule année 1945, dans lesquels je ne vous raconte rien de l’année 1945. La directrice générale va me taper sur les doigts, pour cause d’irrespect des règles de civilité d’ici. Je rase les murs, et reviens avec un message programmé pour demain soir, afin de passer inaperçu, ce qui est un comble en ce lieu où chacun veut enfin exister pour de vrai.

Moi le premier, bien entendu.

Nous sommes déjà en 1946, et je vais par conséquent vous raconter 1945. Le temps passe trop vite, mais on m’a demandé de rattraper les soixantards et plus vite que ça. Je dope mon déambulateur aux amphétamines biodégradables, et on va voir ce qu’on va voir.

1 - 1945 en 46.

A partir de novembre 1944, ben oui, encore un an de plus en moins, le seul souci de Verbehaud était de dénicher un prétexte pour partir vers le nord. Pas question de rater le coche une nouvelle fois, et à cette époque, même si l’horizon semblait s’éclaircir, il ne fallait jurer de rien. La contre-offensive des Ardennes n’avait pas encore eu lieu, mais Dieu sait quelles ressources cachées la bête immonde pouvait dévoiler. Et encore, à condition d’y croire, à celui-là.

Son état bien empiré a contribué au prétexte d’une suspension provisoire et médicale de carrière, en attendant meilleure fortune. Personne ne savait encore qu’il y aurait 15 ans de suspension, et qu’il faudrait tout recommencer à zéro en 1960, ce qui tombe bien en raison du calendrier que nous impose la Directrice d’ici.

Munie des précieux certificats, elle dut trouver à Rabat un bateau en partance pour Bordeaux ; il n’y aurait qu’un seul bateau déjà complet qui partirait de Casa dans dix minutes qu’elle aurait réussi à le prendre. Il n’y en avait qu’un seul, il était complet, il partait de Casa dans dix minutes, elle l’a pris. Verbehaud s’était réveillée à la vie et les montagnes commençaient à bouger sous son regard.

Vous comprenez mieux l’importance du phare de Cordouan. Elle sut qu’elle était guérie en le voyant à tribord, pendant qu'à bâbord l’horizon fumait encore des ruines de Royan. Longtemps je n’ai pas compris cette fascination qu’enfant j’éprouvais en regardant l’estuaire et son grand TI planté au milieu, dans la lumière changeante du Médoc ou de Saintonge. Je la mettais au compte de la beauté des vignes, des reflets de la petite mer, du mystère des îles errantes, des falaises, des carrelets, et de l’église de Talmont.

Cinquante ans plus tard et des brouettes, j’ai découvert que le cœur battant de ma mère ce jour là où le bateau entrait en Gironde n’avait cessé de battre en moi depuis.

Que vous dire de plus. Un voyage en train de Bordeaux à Paris, ma gare d’Austerlitz, le métro, changement à Sèvres Babylone, terminus Mairie d’Issy. Monter les escaliers avec sa valise en carton, s’emmitoufler elle frissonne le froid encore un peu hivernal malgré le soleil couchant, je la connais ce n’était pas le froid qui la frissonnait, un dernier escalier avant de sortir au jour devant le square.

Ces détails te font perdre du temps, me dit la Directrice d’ici. Elle ne sait pas, la Directrice, que ce fut justement à ce moment que le voyageur qui montait le même escalier trois mètres devant elle et qu’elle n’avait pas remarqué avant, était Concordance.

Tout concordait, et je n’avais plus qu’à m’emmêler les chromosomes, ce qui fut fait le soir même.

***

Toute cette affaire pour seulement révéler que je suis un sagittaire pour servir, j’aurais pu faire plus court. Je le lui avais bien crié, à Louise, de se dépêcher, qu’il vaut être un sagittaire de trop tôt qu’un capricorne de Noël. Elle n’en fit qu’à sa tête, c’est bien fait pour elle, elle n’aura qu’un seul cadeau en décembre.

Ses parents vont protester, et jurer qu’elle aura double ration. Mais non, car elle aurait eu de toutes façons double ration. Donc elle n’aura double ration qu’une fois au lieu de deux, et ainsi de suite. On ne m’enferme pas dans des calculs.

2 - 1945, debout, paresseux, c’est l’heure et 46 attend.

Natif de décembre, par grand froid, à Bordeaux, au 183 rue de Pessac, tout le monde le sait. Fin novembre, que le thermomètre se mettait à descendre plus que de raison, dans la maison inchauffable faute de charbon, Verbehaud décida de revenir à Bordeaux, sa racine d’avant le Maroc, pour avoir près d’elle sa mère et sa sœur. Elle sacrifiait à une vieille tradition ancestrale qui de mère en fille les faisait accoucher entre femmes du même sang depuis des générations. L’échoppe convenait bien, le soleil était plus chaud, et la sœur était médecine.

Pendant ce temps, Concordance se battait avec le temps, et courait d’un robinet gelé à une conduite éclatée, dans le noir des coupures de courant, en évitant de glisser sur le verglas de l’escalier. Pour se souvenir de ma naissance, il s’en souviendra, et la tradition des femmes de la famille m’a ainsi permis de vivre.

Je serais mort de froid au milieu des tuyaux éventrés. Survivant au froid, je serais mort de mes propres tuyaux, qui commencèrent à s’éventrer tout seuls sans rien demander à personne. La tante médecine était pile à l’heure de ses travaux pratiques de débutante pour identifier le mal assez vite, trouver le professeur qui la guidait derechef, et me faire découper en rondelles puis recoudre en un lieu bien chauffé de la bonne ville des meilleurs vins du monde. Je regrette seulement qu’à la différence d’Henri IV, je n’aie pas été baptisé au Sauternes. Non pour le baptême, ne mélangez pas tout, mais pour le cru.

Qu’est-ce que vous voulez que je raconte de plus sur 1946. On savait que je survivrai dès la fin du mois de janvier, le reste était manger roter dormir rejeter, comme n’importe qui, ce que je fis consciencieusement comme on ne m’avait pas appris, à Bordeaux puis, les beaux jours revenus, à Issy-les-Moulineaux.

C’est ainsi, et nous sommes tous logés à la même enseigne, nous avons nos quatre tiers : pour moi, ils seront le petit tiers de Périgord plus blanc que blanc, le petit tiers de baudet du Poitou, le tiers de Cordouan sur Maroc, et un grand tiers de Paris.