mardi 17 février 2015

Conte philosophique - C'est arrivé en 2050 #8 et dernier



8.         Renaissance


Elle : « Et l’Amérique, papi, tu m’as souvent parlé de l’Amérique et là tu ne me dis rien ! »

La petite ne me lâche pas aujourd’hui. Et à vrai dire je n’y tiens pas, à ce qu’elle me lâche. Nous en avons beaucoup plus dit que ces dix dernières années, je sens que le papillon apparaît dans la chrysalide, ce n’est pas le moment de flancher.

Moi : « Oui, je ne dis rien, je ne sais rien de l’Amérique. Les nomades n’y sont pas allés et les sismographes ne portent que de mauvaises nouvelles. Un jour il faudra un Christophe Colomb pour refaire le voyage sur les incessants tsunamis, avec retour pour raconter. Mais nous avons tant de pain sur la planche encore, qui songe à des explorations de nouveaux mondes, à des conquêtes de l’ouest ? « Un silence de mort s’est abattu sur ces deux continents, du Nord du Canada jusqu’au Cap Horn. Les rares signaux radios que nos derniers labos en service arrivent à capter proviennent d’Afrique, rien ne vient des satellites, et rien d’au-delà de la mare aux canards : le Far-Ouest est rayé de la carte du jour, KO à OK corral.
   « Je ne nourris aucun espoir pour les Caraïbes, grandes et petites, trop proches de l’impact et déjà instables auparavant, ni pour le Mexique, ni pour tout l’isthme américain. Il ne doit rester dans les parages que le monstrueux furoncle qui est venu se planter là, venu de l’espace il y a dix ans ».

Elle : « Et après, papi ? »

La voilà la vraie question qui attendait de sortir. Voilà ce qui la tourmente, elle qui commence juste à entrevoir ce que signifient les mots d’avenir, de vie entière, et qu’à son tour elle va devoir faire face. Nous sommes encore un peu ensemble mais le temps nous est compté. Pas besoin de discours, je comprends qu’elle commence à comprendre.
   Surtout ne pas se tromper dans le choix des mots ; personne pourtant ne m’a dit quels étaient les bons et les mauvais mots. Alors encore une fois je me jette à l’eau sans trop de précautions oratoires. Je suis obligé de la penser forte et intelligente, sinon à quoi bon. Si elle doit mal me juger, qu’il en soit ainsi pour lui permettre ensuite de vivre. Une idée qui me travaille depuis longtemps, depuis que les nomades m’ont raconté ce qui se passe loin dans le Sud. L’idée n’est pas mûre, elle baigne dans le flou, dans l’imaginaire, dans la supposition et l’invérifiable. Mais elle est indécrochable, obstinée, obsédante. C’est le moment.

Moi : « Tu sais ce que je crois, ma grande ? Il est un continent qui a mieux résisté que les autres et qui regorge de toutes les richesses dont l’homme a besoin pour reconstruire un monde. Hasard de la position, de la structure des plaques continentales, de la propagation des ondes tant sismiques qu’océaniques ; je ne devrais pas dire hasard mais plutôt logique, je t’ai assez abreuvée de mes discours rationnels. Toute une conjonction de circonstances peu probables ont abouti à cela : l’Afrique est le lieu encore vivable de notre terre bien mieux qu’ici ou partout ailleurs, à condition d’en retirer la façade ouest qui elle aussi a été recouverte par la vague et la façade nord en proie aux morcellements géologique. Les déferlements marins sont allés loin dans les déserts, il y a peu de montagnes du côté des grandes vagues, à l’ouest. Les rouleaux se seraient calmés plutôt vers la cote deux-cents, ce qui fait déjà d’immenses savanes ravagées, mais il n’y a pas eu dislocation de l’écorce et peu à peu, à ce qu’on raconte, les survivants se rapprochent respectueusement de la mer.
   « Alors écoute-moi bien, et écoute surtout ce que disent les nomades qui reviennent de ce continent. Le voyage est long qui doit traverser les lignes de feu et faire le tour de la mer. Apprends, entraîne-toi, réfléchis. Un jour tu te sentiras prête, un jour je te verrai prête, et ce jour n’est pas si loin où tu décideras de partir là-bas. Ne me regarde pas ainsi et ne pleure pas, ce sera un grand jour ; la force qui te poussera dépasse toutes les envies que tu as pu connaître, elle s’appelle la force de vie. Tu ne seras pas triste ce jour là mais impatiente et j’aurai alors fini de te donner des outils.
« J’aurai fini mon gai travail ».

Elle : « Tu partiras avec moi ».

C’était bien sûr une question qu’elle me posait et bien sûr que je ne partirai pas avec elle, j’étais déjà si fatigué de ce monde en feu. Alors je le lui ai dit, je lui ai tout dit, de la nécessaire séparation et du définitif. Elle n’a sans doute pas tout compris et elle a beaucoup pleuré, et j’ai dû me retenir.

Elle : « Pourquoi est-ce que je dois partir toute seule ?

Moi : « Tu seras plus grande encore qu’aujourd’hui, et il y aura du beau monde avec toi. Je n’ai pas à le choisir, ce monde là c’est le tien, et tu sauras bien le moment venu avec qui le voyage se fera ».

Je veillerai au grain, on n’est jamais trop prudent avec les fréquentations des enfants. Mais on n’a jamais le dernier mot et mieux vaut garder pour soi les quelques armes dont on dispose encore.

Moi : « Je termine, ma petite. Oui, pardonne-moi, je t’appelle ainsi, laisse-moi croire encore un peu à ton enfance avant la nuit. Un dernier mot et je termine. Tu partiras avec les nomades, tu emporteras ton énergie, tes savoirs, et la curiosité remontée à bloc ; tu traverseras les montagnes et les déserts et faisant à rebours la traversée de la mer rouge, tu atteindras l’Afrique qui, après avoir été le berceau de l’humanité, en est devenu l’avenir ».

Avec cette terre qui tourne n’importe comment, on ne sait jamais comment sera le prochain soir ni le prochain matin. Ce soir-là fut magnifique comme je n’en avais pas vu depuis longtemps, et le matin suivant fut glorieux.



Décembre 2014 – Andrem Rivière







lundi 16 février 2015

Conte philosophique - C'est arrivé en 2050 #7



7.         La vie après la mort


Nous sommes restés un moment ainsi, à regarder devant nous sans rien voir d’autre que des images défilant dans la tête. Je la laissais mettre de l’ordre, tenter de comprendre ce que signifiait un mur d’eau de mille mètres de hauteur et une dune de cadavres à quelques heures de marche d’ici. Il faut bien qu’elle le découvre, ce monde qui est le sien, et puisque le jour était venu de lui raconter, je n’allais pas l’endormir de mensonges. C’est un âge que l’on croit fragile, qui l’est en effet mais qui sait trouver plus vite que nous autres, vieux endurcis, les ruses pour contourner les obstacles quitte à y perdre l’innocence. Le prix à payer.

 Moi : « Je comprends ton silence, ma petite ».

 Oui je sais, elle n’aime pas que je l’appelle ma petite, mais il me fallait prendre un air protecteur devant son désarroi. Elle ne me releva pas d’ailleurs.

 Je repris : « Je ne te l’avais jamais raconté avec autant de détails et j’avais toujours pris des précautions en tournant autour du pot. Voilà pourquoi j’ai pris mon élan en traînant sur les hoquets de la planète jusqu’à t’impatienter. Tu as douze ans et tu es ma grande bien plus que ma petite, tu peux savoir et comprendre que tu fais partie des millions d’humains qui ont survécu et survivent encore à la rencontre et à ses conséquences, puisque c’est le nom qu’on donne, n’est-ce-pas, à ce moment-là du 19 mai 2050 à 9h47.      
        « Combien sommes-nous aujourd’hui ? Il y avait douze milliards d’humains avant. Je pense que les deux-tiers de la population de l’Europe de l’Ouest a disparu au moment du choc et des grandes vagues. Puis au moins la moitié de la population survivante, par les famines, les maladies, les froids qui ont suivi, ces dix années qui viennent de passer. C’est ainsi que tu as perdu tes parents et ta mamie qui étaient ma femme ma fille et mon gendre. Tu étais bien petite encore et pourtant je connais la béance qu’ils laissent en toi. Ils me manquent aussi même si ce n’est pas de la même façon, nous en avons parlé déjà pour nous aider l’un l’autre, tu as été une si bonne petite-fille, si forte au fond.                                
        « Je suppose qu’il en fut de même partout ailleurs dans le monde, avec des régions totalement ravagées et d’autres bizarrement épargnées ; nous sommes quelques uns à nous accorder sur un reste de deux milliards au maximum, deux milliards à nous débattre sur cette planète rendue folle de terreur. Que les absents lèvent le doigt ! »

Moi encore : « Tu sais comment la vie autour de nous est maintenant organisée. Chacun a recherché au fond de lui des connaissances qu’il croyait inutiles et a retrouvé le chemin des récoltes. J’ai pris un instant ma spécialité en électronique pour un savoir absurde dans un monde sans électricité puis je me suis mis à reconstituer des matériels rustiques à partir des ruines des appareils d’autrefois, sinon suffisants, au moins utilisables avec un peu de courant ici ou là, je sais aussi bricoler des piles, et les collines de détritus de l’Ouest en sont pleines, de ces appareils et de ces résidus qui me servent de matière première, le gisement n’est pas près de s’épuiser.                              
        « C’est pour cela que je fais si souvent des voyages à Saint-Étienne, pour leur fournir des instruments que je suis un des rares à pouvoir reconstituer sommairement avec une loupe et un taille crayon, le roi de la puce comme ils m’appellent. Il y a eu mieux dans le passé pour graver des micro-processeurs. Mais nous avons ainsi de quoi échanger pour nous nourrir, comme les paysans ont su trouver comment faire pousser les plantes malgré la disparition des saisons ; elles reviendront sans doute : la terre un jour retrouvera un axe de rotation fixe mais on ne sait pas quand, même à Saint-Étienne ils n’ont pas su le dire. La Saint-Glinglin, je suppose.                 
        « Ce qui nous manque est parfois apporté par les nomades dont les caravanes traversent les lignes de fracture. Eux seuls savent lire les signes qui annoncent si le passage est possible ou non. Malheur à celui qui se trompe, il est englouti dans les jets de lave et les cratères sournois. Il n’y a pas si longtemps, il était de bon ton de les appeler Roms, de les mépriser, de les craindre aussi.

Elle : « Il nous manquent beaucoup de choses d’autrefois, papi ?

La liste serait longue de lui énumérer tout ce qui me manque, de matériel et d’immatériel. Je vais me contenter du matériel, soyons terre-à-terre, si j’ose dire avec cette planète de malheur.

Moi : « Il nous manque le confort matériel, et j’ai beau prendre des airs de philosophe, j’ai la nostalgie du frigo, du radiateur, de la télévision, de la bagnole. Tu te moques assez de moi quand je te rabâche ces lubies du bon vieux temps que tu ne connaîtras jamais, que tu ne peux imaginer qu’en observant ces carcasses que les nomades rapportent parfois des gravats de l’ouest.    
       « Mais il nous manque surtout la connaissance et c’est bien plus grave. El conocer, disait mon ami espagnol. Les nomades sont les porteurs de savoir, ils disent parfois la bonne aventure mais ils disent aussi comment l’on vit ou survit à l’autre bout du continent et même au-delà, en Orient, en Afrique. Je ne sais pas discerner ce qui est du vrai et du colportage, de l’observé ou de l’inventé, mais il y a toujours un peu à glaner dans ces récits.                         
        « J’ai compris que la Russie et la Sibérie ont davantage souffert du froid que des séismes et qu’aucune vague ne les a recouvertes. Le Japon a été complètement englouti dans le magma, la Chine s’est éclatée en multiples petits ilots cernés de feu sous les coups de boutoir d’ondes verticales bien plus violentes que celles que nous avons subies. Les gens de Saint-Étienne m’ont expliqué mais je n’ai pas trop bien retenu, une sombre affaire de différence entre les ondes directes et les ondes réfléchies, entre les ondes longitudinales et les ondes radiales ».


Comment raconter ce qu’on ne sait pas, ce qu’on peut vaguement imaginer à travers des récits, des rumeurs, des comparaisons, j’ai parfois l’impression de vivre ce que vivaient les grands esprits de l’Antiquité, qui tentaient de saisir le monde dans sa globalité sans en avoir les moyens techniques, et qui parfois y parvenaient presque, Héraklite ou Socrate, Thalès ou Pythagore. Intuitions, visions, prophéties, ou bien coup de pot ?