mardi 10 mai 2016

Une aventure industrielle - Seconde partie

2. Ce brave Monsieur Houagaine.


Petit-fils du fondateur de la Compagnie, c’était lui le dernier arrivé à la réunion avant que commence la philippique du Président. Il était né l’année de la fondation de la Compagnie par son grand-père pour construire et vendre cette sorte de carriole que souhaitaient alors les dirigeants du pays. Lourde et inconfortable, personne n’aurait misé un kopeck sur son avenir qui dépassa les espérances les plus folles. Au début, ce fut au prix de compromissions peu reluisantes, que son grand-père ne put faire oublier une fois l’apocalypse terminée, et après sa mort au prix d’un patient travail d’image mis en scène par son père qui permit de faire croire à la robustesse de l’engin.

Une bonne fée veillait. Par l’ingénieuse comparaison avec un insecte, la carriole était devenue sympathique. Puis, son insecte devenant vieux malgré les multiples rafistolages, le père avait senti que l’évolution allait être plus forte que toutes les fées bienveillantes, et qu’il fallait passer de la carriole au véhicule, un travail pour son fils. Il transmit le flambeau : mon fils sera administrateur à vie, avait-il imposé aux financiers gourmands.
 
Le voici sur ce fauteuil près de la porte, où depuis toujours il s’assied en dernier, comme pour donner le signal de la séance. Après un temps de méfiance, on l’a trouvé inoffensif. Comme il ne cherchait jamais à se pousser en avant, il inspirait confiance à tout le monde. C’est ainsi qu’il est arrivé à la tête du Département des Projets et de la Conception, essentiel mais voie de garage pour les carrières à rayer le parquet. Sans être vraiment technicien lui-même, il n’avait pas son pareil pour faire fonctionner ensemble des équipes aux objectifs divergents, comme les concepteurs puristes et les commerciaux terre-à-terre. On dit de lui qu’il est l’inventeur de ce nouveau modèle qui triomphe sur les marchés depuis tant d’années. Voilà ce qu’il rumine, assis en bout de table près de la porte, en écoutant le Président.
 
Il était vaguement inquiet depuis deux ou trois ans. A chaque durcissement des normes, ses équipes réussissaient les contrôles bien mieux que la concurrence, avec des résultats qui lui faisaient douter de la justesse des principes de la thermodynamique. Il se disait bien qu’il devrait se replonger dans l’odeur des ateliers comme au bon vieux temps, mais il a maintenant plus de soixante-quinze ans et il n’était pas certain de comprendre, il a trop laissé les électroniciens prendre le pouvoir. Le scandale étalé dans la presse ne l’a pas touché tant il était incapable d’accéder à l’idée de triche, des histoires de journalistes se disait-il. C’est l’incroyable colère du Président qui emporta sa résistance désespérée face à la vérité insoutenable et le força à voir. Le monde se déroba sous lui.
 
Ce n’est pas que l’on se soit fait prendre qui le bouleversa, mais que l’on ait triché.
 
Que ses équipes qu’il choyait tant aient pu fonctionner dans son dos, qu’elles aient jeté aux orties ce en quoi il croit : effacer les compromissions du père et du grand-père, expier le péché originel, créer un bien utile à son pays, à ses concitoyens, et tant qu’à faire, bien le vendre. Il lui faut sauver ce qui peut l’être de ce rêve détruit. Il lui faut, tel un christ de cambouis, prendre sur lui la faute de ses hommes. Ainsi la Carriole pourrait repartir saine et sauve, une fois désigné et extrait le ver du fruit. Il sera ce ver. Quand le Président demanda qui voulait démissionner, il n’eut pas besoin de réfléchir.
 
Il fut le coupable idéal. La presse et la justice s’acharnèrent sur lui, sa femme le quitta, ses enfants le renièrent, et il est aujourd’hui le clochard le plus célèbre de Berlin. Quant à la Carriole Pour Tous, le sacrifice ne la sauva pas. Ils continuèrent à tricher ne sachant plus faire autrement, plus personne ne voulut de leurs machines suspectes. Pour sauver les derniers profits, les usines brûlèrent mais les assurances refusèrent de payer pour cause d’incendies volontaires.
FIN.

lundi 9 mai 2016

Une aventure industrielle - Première partie

1. Le discours.

Personne autour de la grande table du conseil n’avait encore vu le Président dans cet état. D’ordinaire silencieux, prêt à écouter chacun pour trancher en quelques phrases sans pour autant laisser d’acrimonie, il avait pris la parole sitôt le dernier participant assis et ne l’avait plus lâchée. Loin du discours concis qu’on lui connaissait, il éructait d’interminables invectives à peine compréhensibles tant les mots se bousculaient dans sa bouche. Voilà deux heures qu’il arpentait l’espace libre en bout de table entre écran, baie vitrée, fauteuil et cafetière.
 
La situation était grave, ils le savaient tous en venant et ils auraient du pain sur la planche. Plus haut niveau de la Compagnie, il leur appartenait de prendre les décisions maintenant : contenir le désastre et lancer la reconquête, exercice difficile, sacrifices inévitables. L’avenir n’avait jamais été aussi incertain, même aux tous débuts de la Compagnie avant la seconde guerre mondiale. Et voilà qu’au lieu de laisser s’exprimer les avis, les idées, les conseils, guettant les paroles les plus saugrenues car la solution naissait parfois des joutes verbales qu’il savait susciter, il s’était jeté dans une diatribe violente qui n’épargnait personne.
 
Ce qui le mettait dans cette fureur n’était pas qu’on ait triché mais qu’on se soit fait prendre.
 
La Compagnie « La Carriole Pour Tous » était la plus représentative du pays. Prospère de bon aloi, grande pourvoyeuse d’emplois nationaux, elle était l’exemple mis en avant pour montrer la vertu de ce pays fiable, laborieux et discipliné. Dans les pays voisins on ne cessait de vanter ces qualités, pour mieux se dénigrer soi-même. Ce n’était pas la plus puissante des compagnies, ni la plus technique, ni la plus prestigieuse, mais les plus puissantes étaient moins techniques, les plus techniques étaient moins prestigieuses, les plus prestigieuses étaient moins puissantes.
 
Depuis presque quatre-vingts ans qu’on existe, on en avait fait, des tours de passe-passe ! Et voilà que tout s’effondrait par une seule tricherie cousue de fil blanc. Il allait falloir rendre des comptes, payer des amendes kolossales, rappeler des modèles par millions, puis tenter de faire revenir la clientèle. L’action avait perdu déjà quarante-trois pour cent, et d’anciens employés se mettaient à parler dans les radios. Le mensonge était connu de tous, les carrioles ne respectaient pas la norme théorique et seule la méthode de mesure, inspirée dans la norme elle-même par de l’entregent chez les normalisateurs, avait permis de faire croire à la conformité depuis des décennies. Mais il en était de même pour tous les autres, alors pourquoi nous ?
 
On connaissait la réponse, la modification automatique des paramètres, révélée dans la presse. Personne ne pouvait rien dire, ni qu’il savait – donc complice, ni qu’il ne savait pas – donc incompétent, alors personne ne disait rien. Le Président avait perdu son sang-froid, il était loin le temps des idées farfelues ; la guillotine était trop chaude et personne ne voulait voir sa tête voler sous la cafetière, parmi les capsules et les gobelets froissés. Et plus ils se taisaient, plus le Président hurlait pour couvrir le silence.
 
Soudain, il se tut, comme si une idée enfin venait de lui obstruer le larynx. Les mouches cessèrent de voler. Il fit lentement le tour de la table, ferma les yeux, joignit les mains comme un pape, et dit : « Qui veut démissionner ? ».
 à suivre ...

mercredi 4 mai 2016

Calme plat.

Journal de bord. Le 15 août 2028. 12h00

Aujourd’hui, rien. Je me souviens de cette histoire qu’on m’a racontée : Louis XVI a écrit sur son journal le 14 juillet 1789 « aujourd’hui, rien ». C’est peut-être une histoire inventée, une plaisanterie de comptoir, une fable perverse, en tout cas l’affaire a mal fini du moins pour lui. Alors je ne sais pas si c’est bien prudent d’écrire, quand il est juste midi et que tout est calme, aujourd’hui rien.
 
Il y a bien un peu de vent, juste de quoi agiter les voiles de la goélette et laisser sur l’eau un léger sillage pour faire croire qu’on avance, ils ne sont plus que trois à la manœuvre et les autres ne vont pas tarder à dormir le repas terminé. Quel silence ! On m’avait dit de ne pas partir en août, qu’il y a du monde partout, du bruit, des encombrements, il n’y a plus que Paris qui est désert la ville t’appartient reste donc. Il y a pire comme embouteillage que ce que je vois autour de moi du haut de la passerelle, la Mer Egée à perte de vue sans une terre à l’horizon, sans une voile hormis les miennes, mes quatre trapèzes blancs qui s’ébrouent dans la brise, et le doux clapotis qui me pousserait presque à plagier Valéry et son toit tranquille.

Il y avait longtemps que je n’avais eu du temps pour rêvasser devant mon journal, pour moi seul. Naviguer d’île en île impose sans cesse des manœuvres, de la vigilance, des coups de barre à bâbord, à tribord, même par beau temps, sans penser aux formalités incessantes et aux interpellations radio. Et des îles, par ici, il n’en manque pas, impossible de naviguer sans en avoir une ou deux à vous reluquer du côté de leur horizon. Ne plus rien avoir en vue en devient presque anormal, suspect même. Oublié Dodécanèse, évanouies Cyclades, la mer a tout recouvert et mon bateau est devenu vaisseau fantôme, esquif distrait piétinant la demeure de Poséidon dont le moindre caprice ici devient catastrophe, aucun recours, aucun abri, aucune crique. Non, c’est sûr, il ne faut pas écrire « aujourd’hui rien », il pourrait le lire par-dessus mon épaule.

Quelle paix ! Que personne ne découvre de terre à l’horizon désormais ! Que Poséidon me protège ! Que la mer devienne océan infini et qu’en effet plus rien n’arrive ! J’ai bloqué la barre et je peux laisser courir mon crayon sur le journal au gré de mon esprit relâché, savourer l’instant, oublier ce bateau si difficile à restaurer à l’ancienne, oublier le voyage, cette croisière classique de site en site, d’Héraklite à Platon, de Cnide à Cnossos, des turcs aux grecs. Dans le silence qui m’entoure, aujourd’hui à midi, en pleine chaleur, je n’ai plus faim que de l’histoire qui est passée par ici, je n’ai plus soif que des mots qui depuis trois mille ans errent sur ces eaux bleues à jamais orphelins d’Ulysse.

Nous sommes le 15 août 2028, et aujourd’hui tout peut arriver.

dimanche 1 mai 2016

Le prénom

Je ne vous apprends rien en disant que mon prénom est Michel. Ce fut le choix de mes parents bien entendu. De qui d’autre ? Personne dans la famille ne se prénommait ainsi et dieu sait la pauvre que ma famille ascendante est nombreuse. On peut remonter à la soixantième génération, donc à peu près à la fin de l’Empire Romain, personne n’est repéré avec ce prénom, aucun Michel à l’horizon. Néanmoins, pour éviter un scandale intercontinental, familial et historique, ils m’ont donné le prénom du père en second, ultime concession, qui m’a servi d’outil cinquante ans plus tard pour construire un pseudonyme et le promener dans les fils de la toile.

Ce prénom Michel me convient. Il n’a pas particulièrement attiré mon attention pendant les vingt-cinq premières années de ma vie. Evidemment, il pouvait être question d’archange et dans ce cas Michel était préférable à Raphaël ou Gabriel, relégués au purgatoire des prénoms de vieux en ce temps là. Ces deux là ont nettement rajeuni depuis et ont repris le pouvoir : on croise des Raph et des Gaby à tous les carrefours les trottoirs ne sont plus ce qu’ils étaient.

Une fois lancé dans la vie professionnelle, j’ai découvert qu’en réalité tout le monde s’appelait Michel, même la rue. Curieusement, ma vie d’écolier, de collégien et d’apprentissage m’avait fait échapper à la promiscuité des Michel, et il fallut que je commence à fréquenter des collègues, des cercles d’amis, des groupes de travail et des dîners en ville pour observer que chaque fois, un homme sur quatre était un Michel pour peu qu’il ait entre dix ans de plus et de moins que moi, et parfois une femme trouvait moyen de s’ajouter à la liste.

J’étais arrivé au beau milieu de la mode mais à un moment où cette mode était souterraine, en 1945 on avait d’autres chats à fouetter que de suivre les modes ; le comble était que le choix de mes parents tenaient uniquement à l’absence du prénom dans l’ascendance, mes parents ne savaient pas que c’était la mode, mes parents n’ont jamais su ce qu’était une mode ni la mode, la mode, quelle mode ? Le soufflé Michel est retombé subitement comme une catastrophe culinaire au beau milieu des années cinquante. On observe en général une décrue des prénoms, une lente mise en oubli, et ils vivotent quelques décennies en affublant ici et là un enfant qui va se traîner un prénom rigolo, Auguste ou Marcel, Gertrude ou Cunégonde, Louis, Jules, Arthur, avant de surgir à nouveau pour noyer une génération qui n’y peut rien, à la mode de la précédente.

Mais le prénom Michel, lui, a totalement et soudainement disparu des radars. Un peu comme dans l’ascendance plus personne à l’horizon qui ait moins de soixante ans. Encore quelques femmes grâce à Michèle Morgan sans doute, mais qu’elles n’essaient pas de se rajeunir, le prénom les dénoncera. Je veux bien reconnaître que j’en croise, des jeunes au prénom anglicisé prononcé Mi-ka-èl, mais ce n’est plus du tout la même vie, la même voix, le même envol, le même chuintement ; on peut crier Mi-Ka-èl, essaye un peu avec Michel, ta langue se mélange dans les dents, tu craches, et le cri ne dépasse pas dix mètres.

C’est qu’ainsi grâce à mon prénom j’ai pu, tel le chat de Rudyard Kipling, m’en aller tout seul par les chemins du bois mouillé.