dimanche 4 septembre 2016

DESCENDANCES

Je m’appelle Jean-Frédéric Godin et je suis chauffagiste. Poêles en tout genre, chaudières, cuisinières, feu continu, fabrication et installation, tout ce qui réchauffe, cuit, ou gratine est mon domaine. Ma petite affaire marche bien, du moins je ne me plains pas, le réchauffement climatique n’est pas encore arrivé à ma porte. J’ai des clients fidèles qui me recommandent auprès de leurs amis ce qui m’évite des dépenses publicitaires, je n’ai pas envie de me lancer dans une expansion épuisante qui, je l’ai bien observé autour de moi, ne finirait que par me rapporter un infarctus.


C’est pourquoi j’ai été bien étonné le jour où un client inconnu m’a contacté sans se recommander de personne, par un déluge de messages électroniques auquel je n’étais pas habitué. Je n’allume mon téléphone qu’une fois par mois pour effacer les cinq messages qu’il contient en moyenne, ma correspondance se faisant de façon bien plus efficace par pigeons voyageurs, alors me retrouver avec trois-cent-dix-huit invites à devenir ami de la part d’un quidam non identifié était pour moi proprement incompréhensible.

Je ne pouvais pourtant pas mettre en péril la réputation de la maison par une mise à l’écart trop impolie, par une poubelle à spams trop voyante, par une fermeture de compte précipitée. Sans trop me dévoiler j’ai donc tenté d’en savoir plus : quel il était vraiment, et ce qu’il attendait de moi.

Rien d’extraordinaire, en fait : il voulait une grande cuisinière à feu continu, il insistait beaucoup sur ce concept ainsi que sur la taille de l’appareil, « à faire rôtir un bœuf, un œil de bœuf, et même un obèse », et il riait de sa plaisanterie par émoticônes interposés. Après tout, il est toujours prudent de rire soi-même de ses plaisanteries avant de savoir si les autres en riront, on ne sait jamais. Sa demande était dans mes cordes et je ne voyais aucun obstacle à la réalisation de ce travail au demeurant grassement payé. Nihil obstat, comme ils disent là-haut. J’ai fini par accepter.

J’ai mis ma meilleure équipe sur le coup et j’ai fait traverser l’Europe entière à des matériaux rares pour qu’il ne puisse pas exister le moindre défaut de finition, la plus petite paille dans le métal, le plus minuscule des éclats dans les moulures. Et surtout je me suis mis en chasse de l’identité de ce client exceptionnel, ne serait-ce que pour éviter d’en avoir trop sur le dos du même acabit. Parce que c’est très bien un client qui paye, mais à partir d’un certain niveau d’exigence le risque d’erreur devient incompatible avec la plus professionnelle des consciences professionnelle d’une équipe aguerrie. Mais nous sommes arrivés au résultat attendu et nous avons livré la plus chère, la plus belle et la plus vaste des cuisinières à feu continu de toute l’histoire des cuisinières à feu continu.

Il a bien fallu à la fin qu’il consente à révéler son adresse physique, qu’il se sorte du virtuel où il se cachait sans vergogne. Il a bien tenté des stratagèmes mais je suis champion en recoupements. Et c’est ainsi que derrière ses nombreux pseudonymes aussi variés qu’improbables, pour de triviales clauses de livraison, j’ai fini par connaître le nom de ce bon client. Il s’appelait Nicéphore Landru.