lundi 6 août 2018

Mes climats #4 - L'AVALANCHE

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Je suis bien.
Je n’ai jamais voyagé dans l’espace, j’ai lu des récits et des reportages, j’ai vu des documentaires, et j’imagine aisément la sensation de l’apesanteur. Rien ne pèse, rien n’attire. C’est exactement cela, l’apesanteur, rien ne pèse, rien n’attire. Tous les muscles sont relâchés, rien n’appuie, rien ne presse ; même le plus moelleux des lits comprime quelque part. Je comprends que les astronautes veuillent si vite repartir dès le pied posé sur terre. Je ne sais si des humains nés et grandis en apesanteur seraient viables, la croissance d’un être vivant y doit sans doute partir dans tous les sens pour aboutir à quelque monstre irrecevable sur terre, mais ces adultes entraînés et robustes y trouvent une ivresse addictive.
Je suis bien, vraiment bien, rien ne peut m’arriver. Je ne suis pourtant pas dans l’espace mais, comme l’astronaute, l’idée de me sortir de là m’est inconcevable. Lorsque le câble de liaison se rompt sur une fausse manœuvre au moment d’une sortie de capsule, le héros part à la dérive dans son scaphandre en tournoyant lentement ; mais non, ce n’est pas une chute, ce n’est pas une souffrance, bien au contraire, pendant des heures il sera le centre de l’univers dans une béatitude définitive, à regarder l’éternité qui l’attend. Je ne suis pas astronaute et ce n’est pas la toile de fond noire éparpillée d’étoiles qui m’entoure, mais un blanc lumineux et gai. Je peux y contempler les images de mes souvenirs, les récents, les lointains, mon petit cinéma, je peux divaguer à ma guise sans personne pour ricaner.
Je vois cette femme qui avait rejoint le groupe ce matin même et que les hasards de la répartition avaient placée derrière moi. Elle s’était inscrite pour la randonnée et rien d’autre, et il ne me viendrait pas à l’esprit un seul instant la moindre amorce de projet de séduction. Il n’empêche, de sentir son regard sur ma nuque pour régler son rythme sur le rythme de tous, comme moi je surveillais le randonneur qui me précédait, me faisait tenir plus droit que de coutume. J’ai souvent observé ce phénomène étrange : une femme est présente dans un groupe d’hommes, et voilà qu’on se tient bien, qu’on surveille son langage, qu’on prend la pose. Il prend des formes diverses, depuis ceux qui en deviennent importuns à faire le joli cœur, ils ne mesurent ni la gêne ni le ridicule, jusqu’à ceux qui s’enferment dans l’hostilité ou le mépris, ils se savent en danger de perdre leur chimère de pouvoir.
Loin de ces excès, je n’en prenais pas moins un air guilleret malgré mes genoux douloureux et ma hanche récemment opérée, malgré la fatigue qui venait. Le chirurgien m’avait conseillé de pratiquer la randonnée nordique qui ne sollicite pas trop les articulations ni le cœur, glisser le matin dans la poudreuse le long des courbes de niveaux sur ces raquettes modernes qu’on n’entrechoque plus. Tous les dimanches je rejoignais le groupe pour huit à dix kilomètres sans dénivelée ou si peu, et j’aimais bien aujourd’hui qu’une nouvelle se soit jointe à nous, d’une certaine façon elle me poussait de son regard et sans doute aussi le monsieur devant moi, il boitait beaucoup moins que les autres fois.
Mon cerveau vibrait à force de gamberger devant le spectacle du soleil levant qui commençait à faire scintiller les pics alentour. La vibration devait venir de là, du cerveau. C’est fou comme l’on gamberge en marchant même avec des raquettes, le regard perdu dans ses pensées et dans le paysage. On entre en résonnance avec le monde, avec la montagne, avec les forces telluriques. La vibration intérieure est devenue grondement puis hurlement et l’avalanche a tout balayé en un instant. Me voici en apesanteur, loin de ce passé immédiat et brusquement si lointain, je suis en orbite immobile, je suis le centre d’un univers blanc.
Je suis bien.
Un camaïeu de blancs. Je ne pensais pas qu’il y eût autant de nuances de blancs différents, beaucoup plus en tout cas que de nuances de gris. Dommage que je ne puisse me retourner, j’aurais pu en faire l’inventaire. Je ne peux pas me retourner en effet ; ni faire aucun mouvement, mes muscles se tendent et rien ne bouge. Je respire cependant en comprimant les parties molles de l’abdomen, une respiration à volume constant en quelque sorte, et mes paupières battent, il y a du vide devant mon visage, de l’air pour être exact ; le mot me vient spontanément : une poche d’air. Le cocon blanc me porte, il abolit la pesanteur, il m’enlace aussi et m’enserre comme pour mieux m’étouffer. L’air finira par s’épuiser comme l’autre là-haut dans son scaphandre spatial, et le froid par m’endormir, insensiblement. La neige est tassée autour de toi, tu peux toujours courir pour remuer quoi que ce soit, rien ne fond, te voilà bien avancé avec ta combinaison isotherme dernier cri que la dame avait caressée avec gourmandise au moment du départ.
On m’avait expliqué que, pris dans une avalanche, il fallait pisser pour séparer le haut du bas. Facile à dire, il faudrait en avoir envie et il faudrait sentir ce qui se passe. Mon bien-être était là, dans la disparition de toute sensation hormis celle des muscles qui se raidissent sans bouger, et ce silence cosmique. Le silence est-il une sensation, d’ailleurs, ou une non-sensation ? Celui qui n’a jamais connu le bruit peut-il prétendre connaître le silence ?
Questions oiseuses, divagations mentales, philosophie de bazar, tout est bon pour ne pas céder à la terreur dans ce cercueil de lumière. Tant qu’à mourir, parce que maintenant telle est la question le vieux William ne me contredira pas, fais-le dignement, paisiblement ; tu n’as plus le pouvoir sur tes gestes garde le sur ton esprit, dernier refuge de vie. Dans trois mille ans, quand on te retrouvera en bas du glacier, intact, tu seras admirable dans ta sérénité souriante. Tu n’as pas oublié ta carte d’identité, elle est à l’abri dans ta combinaison dans sa poche étanche, ainsi les gens sauront qui tu es. Trois mille ans avant de ressusciter : vivre n’est-ce-pas être connu d’autrui, être reconnu ? Ils te reconnaîtront, les archéologues du futur, petits hommes verts ou homo sapiens super sapiens, ainsi tu vivras de nouveau.
Tu es bien maintenant, tu vogues dans un espace indistinct, tu peux errer à loisir dans ton crâne sans être jugé ni contredit. Oui la peur est tapie, elle pourrait bien se jeter sur toi, terrifiante et inutile panique. Alors respire doucement, enfant-do, dors, dors mon petit tant que tu peux, et meurs heureux. Les archéologues devineront sur tes lèvres bleues les mots : « même pas mal ».
Et puis voilà, c’est toujours la même chose avec les gendarmes.
Il a fallu qu’ils me trouvent et qu’ils me sauvent.