Préméditation imprévue
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Voilà trois fois que je vous le répète, Monsieur le Commissaire, on dirait que vous n’écoutez pas. Alors je veux bien tout reprendre depuis le début puisque vous insistez, mais je vous préviens, ce sera la dernière fois. Sinon je risque de m’énerver et vous le savez déjà, c’est très mauvais signe.
Le gars avait vraiment tout pour me plaire. Vraiment. L’air avenant et bienveillant dès lors qu’on était plus costaud que lui, affichant avec une touchante sincérité ses convictions suprémacistes et complotistes de blanc quinquagénaire, et prêt à vous enrôler bénévolement dans son univers de la même couleur. Il transpirait par tous ses orifices une satisfaction d’exister à vous faire aimer la vie à pleins poumons et dédaignait avec superbe toutes ces mesquineries sociales que l’on nomme politesse, respect, écoute, échange, partage.
Autant vous dire que sa présence avait très vite exercé une forte impression sur moi. Il serait trop long et inutile pour votre rapport de vous raconter la genèse de notre rencontre ; elle remonte à plusieurs années et, comme toutes les rencontres, elle fut le fruit d’un enchaînement de hasards, de coïncidences et de décisions successives de sa part comme de la mienne. Vous allez me dire qu’il n’y a jamais de coïncidences mais ce sera à vous de le démontrer dans votre dossier. Si je n’avais pas déménagé de là où j’étais pour m’installer ici où je suis, s’il n’avait pas conservé son bail inchangé depuis sa naissance, si je n’avais pas accepté cet emploi de chef de service dans le bureau à côté de celui où il était chef de l’autre service, nous n’aurions jamais été à la fois voisins et collègues et je n’aurais pas pu profiter à temps plein dans le travail et en dehors, donc vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, de ses connaissances encyclopédiques des complots de toute nature qui nous menacent et détruisent nos vies. Grâce à lui, j’ai acquis une lucidité absolue sur le monde qui nous entoure et dont, Monsieur le Commissaire, vous n’avez pas la moindre idée. C’est pour cette raison que je vous ai dit tout à l’heure que je ne pouvais pas avoir confiance dans la police qui ignore tout de ce qui se trame là. Ce n’était pas contre vous personnellement, vous n’avez pas la chance d’avoir fréquenté ce monsieur.
J’en viens aux faits. Avant-hier soir, peu avant minuit, heure du passage du Vendredi 13 au Samedi 14, il est rentré chez lui en faisant un vacarme épouvantable, ni plus ni moins que les autres soirs le silence étant pour lui un sujet de mépris et, je le connais assez pour pouvoir l’affirmer, de peur. Je venais de m’endormir et je déteste être réveillé en sursaut dans cet instant-là. Dans les autres instants aussi d’ailleurs. J’ai enfilé ma tenue de plongée, mal réveillé je n’ai trouvé qu’elle pour m’habiller, et j’ai sonné à sa porte.
Me voir ne lui a pas plu. Mais mon costume l’a surpris ce qui n’était pas prémédité de ma part, notez-le bien Commissaire. Il s’est reculé et je suis entré. Histoire d’engager la conversation de façon naturelle et indirecte, je lui ai dit que je venais de me faire vacciner contre cette nouvelle maladie. Il a ouvert des yeux ronds et il m’a entraîné dans son bureau, la pièce au fond du couloir à gauche. A droite, vous l’avez vu, c’est la salle de musculation. Il m’a jeté dans un fauteuil-club, du genre où l’on s’enfonce sans fin avec délice sans être sûr d’en ressortir, et s’est installé à sa table de travail couverte de documents, coupures de journaux, manuscrits raturés, sorties d’imprimante, et collages savants. Tous traitaient de la question du complot vaccinal.
La séance de rééducation morale et factuelle a duré trois heures. Tout a été passé en revue : les additifs secrets, la pandémie organisée, les libertés bafouées, le peuple moutonnier, la grippette, les faux morts ; preuves à l’appui, évidences irréfutables, certitudes assénées, raison démonstrative, ont déferlé sur mon cerveau encore un peu abasourdi du premier somme, de sorte que, recroquevillé dans le fauteuil en serrant mon harpon de pêche, je ne pouvais qu’acquiescer, abonder, et me préparer à la guerre inévitable contre gouvernants et labos enchevêtrés de complicité.
Mais la fatigue fut la plus forte. Lorsque je parvins à me sortir du cuir moelleux, galvanisé par son discours, je m’aperçus que je n’avais rien à lui répondre et qu’il me restait à suivre ses injonctions. Je ne savais vraiment plus quoi faire d’autre. Alors, pour me donner une contenance, j’ai brandi mon harpon et je l’ai tué du premier coup.
à Billancourt, 22022022