jeudi 31 mars 2022

CONFINEMENT - De ma fenêtre confinée

1.                 Stance 1

Il n’y a pas de fenêtre là où j’écris. Ou bien j’écris dehors, sur un banc, en terrasse d’un café, en quelque lieu où le va-et-vient des passants me tourne la tête et me permet de faire courir mon crayon au rythme de leurs pas sur mon carnet à spirales qu’il faudra bien un jour recopier en tapant laborieusement sur un clavier qui ne m’a rien fait ; ou bien je tape sur ce clavier qui n’en demandait pas tant, quand je suis enfoui dans le tréfonds d’une cave où le silence s’entasse avec la solitude.

Il n’y a donc jamais de fenêtre : que l’étendue soit libre sous mes yeux, qu’elle soit confinée sous terre. Et pourtant, pas un instant ne s’écoule sans que je vive le sentiment d’être derrière une fenêtre à écrire le monde qui vit devant moi, la vie devant moi, une sorte de vie au carré dans laquelle la vie des autres devient la mienne et la mienne la leur. Mais pour que le phénomène se produise il faut écrire, écrire, écrire.

Tu lèves le crayon, tu cesses de battre les touches, et c’est la campagne que tu bats. Pour reprendre le cri que lance Chanteclerc au soleil, ta vie n’est plus que ce qu’elle est. Privilège ultime, ce que j’écris devient cette vie puissance deux, les personnages deviennent personnes et je les manipule à mon gré, je m’en délecte, sans même m’apercevoir que ce sont eux, en réalité, qui se jouent de moi. Enfin si, je m’en aperçois, mais je fais semblant de rien et je continue ainsi d’écrire sous leur dictée, avec ou sans fautes d’orthographe, jusqu’à la chute qui me fera roi du monde.

2.                 Stance 2

Quelqu’un, un jour, il y a bien longtemps, a inventé un mot pour désigner cette fenêtre : l’étrange lucarne. S’il avait breveté l’idée, il serait aujourd’hui milliardaire, lui ou ses héritiers. Il est seulement devenu ce qu’il était, journaliste et chroniqueur au Canard Enchaîné et on me chuchote dans l’oreillette qu’il n’a pas perdu au change.

L’image est bien trouvée, d’autant qu’à l’époque il n’y avait pas de couleurs mais un noir et blanc pâlichon du meilleur effet que compensait tant bien que mal un scintillement épuisant pour les yeux. Et par moments il neigeait.

Il paraît que l’espèce humaine gravit une pente ascendante que l’on nomme le progrès. C’est exact si l’on considère que le sapiens simple ne connaissait pas les joies de cette lucarne, ni d’ailleurs le sapiens double quand il était encore débutant. C’est ainsi, par la magie du progrès donc, que la lucarne a perdu son scintillement et a retrouvé des couleurs. Elle reste cependant une étrange lucarne qui m’attire et me retient, comme le paysage ferroviaire qui défile en voyage.

Elle donne une vue sur le monde, mais une vue hémiplégique. Tu te retournes, et tu vois le mur du salon ou les voyageurs du compartiment, renfrognés. Alors je me contente de la moitié du monde, cette moitié qui a le bon goût d’être du bon côté de la voie, du bon côté de l’objectif du cameraman. S’il se retourne, lui, il verra ce que je ne verrai jamais, les chars de l’armée qui l’a embarqué pour son reportage ou le sniper qui le vise.

Pour que je puisse voir sa moitié du monde, je ne saurai jamais que le cameraman est mort.

3.                 Stance 3

Le livre était là, posé sur un coin de bureau depuis des semaines, hors de portée de ma main. J’ai un très grand bureau ou bien j’ai le bras court. Le titre en était rigolo et je me promettais de le lire chaque fois que je me faufilais dans mon bazar pour m’asseoir et travailler. Mais puisque je travaille, je ne le lis pas, et quand j’ai fini, je me faufile en sens inverse pour dîner, ou sortir, ou dormir. Alors je ne lis jamais, parce que finalement ce n’est pas une bonne idée de l’avoir mis là pour penser à le lire.

Alors patiemment les quatre-cent-onze pages attendent, comme autant de fenêtres ouvertes sur les histoires d’inconnus qui s’y bousculent. Par exemple, on peut aller chercher, je ne sais pas moi, la page 123 tiens, 3ème paragraphe. Une page au hasard, un paragraphe aléatoire, personne ne m’a suggéré l’idée. Alors lisons ce qu’il y a au 3ème paragraphe de la page 123 de ce livre au titre rigolo : « C’est Elizabeth qui a tout arrangé pour le passage d’Eli en Angleterre. On ne nous avait prévenus de l’arrivée des navires d’évacuation qu’un jour à l’avance ». La suite du paragraphe est longue et peu à peu le cœur se serre en le lisant, même en ne sachant rien du passé ni du futur de ces gens n’ayant pas lu le livre. J’entrouvre un peu les volets : Eli a huit ans, Elizabeth s’occupe de lui à la place de sa mère qui est malade. On cache à Eli qu’il part seul, non il n’a pas besoin d’emporter son lapin, dépêche-toi, et quand il voudra dire au revoir à sa mère il sera déjà trop loin. Elle s’était cachée pour pleurer.

Quatre ans de guerre, c’est long en général, c’est long quand on a huit ans. Voilà que je brode maintenant, sans avoir lu ni le début ni la suite. Et dire que je trouvais le titre rigolo.

Le titre ? Quel titre, quel livre ? Quelle histoire ? Quelqu’un s’imagine encore que je vais le révéler en conclusion. Eh bien c’est non.

4.                 Stance 4

C’était il y a un million d’années. On pourrait même commencer ainsi : il était une fois un café avec une terrasse et un individu venait de s’asseoir sur une des rares tables encore libres le long du trottoir, au plus près des passants. Bien sûr, cette situation est tellement invraisemblable qu’il ne peut s’agir que d’un conte de fées comme il arrive qu’on en voie à la télévision. Pourtant l’histoire est vraie, l’individu d’il y a un million d’années c’est moi, j’étais à Vienne en Autriche et je regardais passer les passants.

Un petit malin va prendre un air pour remarquer que je ne peux pas être si vieux, même Mathusalem n’a pas atteint les mille ans, alors, un million ! Quelle blague ! Je persiste et signe, le mois de février dernier a eu lieu il y a un million d’années et les trois mois d’écrans qui m’en séparent ont bien duré ce temps-là.

L’érosion a fait son œuvre et toutes les terrasses de café sont parties dans la Mer Noire emportées par le beau Danube bleu de ce côté-là de l’Europe, et dans la Manche de ce côté-ci effacées d’un coup de prestidigitation ; un effet de manche pour enfoncer le clou.

Retrouver l’air du temps. Echapper à l’œil de la caméra et voir derrière si j’y suis. Réunir la mère et l’enfant, humer la liberté revenue. Assis sur un banc de pierre que les nouvelles autorités n’ont pas réussi à desceller, je tente de reprendre le cours de mon histoire et consoler l’enfant exilé. J’ai besoin de ces passants pour faire voler mon crayon et de l’histoire que me racontent leurs visages.

Mais les passants n’ont pas de visage. Juste un masque.

Fin. (Mai 2020)