jeudi 28 mars 2024

LA THEORIE DU CHAOS

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PAPILLON. On l’appelait Papillon. Le surnom lui était tombé dessus le lendemain de sa naissance personne ne savait comment. Même son père, qui avait couru jusqu’à la mairie du coin pour y déclarer sa descendance. Il avait bien annoncé à Monsieur l’Officier d’État Civil un prénom conforme aux usages et à l’époque, mais sitôt sorti de l’établissement il avait oublié ce qu’il avait déclaré et seul ce nom de Papillon lui voletait encore dans la tête. Papillon, un point c’est tout.

DUSCHMOLL. L’inspecteur Duschmoll était l’un des meilleurs de la « Crim ». Il ne payait pas de mine et ses méthodes relevaient de la préhistoire : il ne possédait ni ordinateur ni tablette, et son téléphone portatif ne lui servait qu’à téléphoner. Ses rapports étaient manuscrits, d’une écriture scolaire, appliquée, et, du coup, lisible même dans la chiche lumière des bureaux du Quai les soirs d’hiver. Tout y était clair et précis, et regroupé dans ces antiques classeurs à sangle de diverses couleurs, dument étiquetés et alignés dans les rayonnages, classeurs que personne n’utilisait plus depuis quarante ans. Ses collègues pouvaient bien railler ses dossiers à sangle, ils avaient tous subi l’humiliation du Non-Lieu-Libération-Immédiate alors que lui, jamais. Le commissaire le savait et l’appréciait.

CHRYSALIDE. Le hasard aurait mis Duschmoll sur la piste de Papillon. « Il n’y a pas de hasard, disait l’inspecteur à toute occasion, il n’y a pas de coïncidences, il faudrait bannir ce mot de la langue française, au minimum de la langue policière ». La ritournelle était lassante mais il s’y tenait. Alors, on se contentera des faits : il avait été invité par des amis d’amis de parents lointains au baptême Laïque et Républicain du troisième fils de Papillon. Sa femme Jeanne que tout le monde appelait Chrysalide lui avait donné trois garçons, et en citoyen modèle il les avait baptisés dans la République à la fin de leur troisième année.

FÊTE. La cérémonie fut courte, digne et républicaine, puis tout ce beau monde alla festoyer. L’inspecteur, coincé entre deux dames respectables, tenta d’animer une conversation languissante en les questionnant au sujet du père du baptisé. Pourquoi ce nom de Papillon, que fait-il, où va-t-il, enfin toutes ces sortes de questions qu’un inspecteur de la crim sait si bien poser mine de rien. Les deux dames, charmées de se sentir intéressantes, ne se firent pas prier et lui expliquèrent que tous les événements marquants de la vie de Monsieur Papillon ont été suivis dans la journée sinon dans l’heure d’une catastrophe dans le monde. Dès sa naissance, mon brave monsieur : le 11 mars 2011 à 1h03 du matin, il poussa son premier cri dans une clinique huppée de la banlieue ouest, et vous connaissez la suite dans le Nord du Japon, 4h43 plus tard.

COÏNCIDENCES. Chacune enchérit et bientôt Duschmoll croulait sous les anecdotes. On y trouvait les incendies de la Tasmanie et de la Californie après une rage de dents ou l’entrée à l’école primaire, les épisodes cévenols qui rasèrent Montpellier et Nîmes après sa mention au baccalauréat en 2027, les orages méditerranéens qui détruisirent Draguignan, Fréjus et Juan-Les-Pins le soir de sa place de major au concours de La Grande École en 2029, sans parler dix ans plus tard du tremblement de Terre qui ravagea le Japon, le Sud cette fois, pendant sa nuit de noces et des autres broutilles du même acabit qui ont émaillé les années 2040.

DOSSIER. En cette fin de nuit de juillet 2049, il rentra chez lui en taxi, encore étourdi par le champagne de la veille et par ce qu’il avait entendu au Baptême de Papillon Junior III, il se leva tard ce dimanche et appris par la radio l’engloutissement de Tahiti dans une éruption volcanique. C’en était trop. Le lundi matin, premier arrivé au bureau à la surprise générale, il ouvrit sa réserve de dossiers à sangle, en choisit le plus rouge vif qu’il trouva, et y apposa une étiquette sobrement rédigée « PAPILLON » : il commençait sa traque.

ENQUÊTE. Il dépouilla méthodiquement chaque journée du passé de Papillon, un nom à devenir bagnard disait-il, depuis le fameux jour de sa naissance, la petite enfance, les vies scolaires, les amours, les déceptions, les renoncements, enfin tout ce qui fait une vie d’homme, Des coïncidences qui n’en étaient pas, il en trouva beaucoup. Il négligea toutes les affaires en cours, refilant ses dossiers aux premiers stagiaires venus ; ce travail était devenu son obsession, plus acharné que Javert poursuivant Jean Valjean. Car il buttait sur un mur, son mur de Planck à lui : il ne trouvait pas le lien de cause à effet.

CAUSE-EFFET. De la cause à l’effet, entre le cri poussé par Papillon en classe de CM1 et une manifestation monstre du Trocadéro sous la pluie, entre la punition qu’il avait méritée au collège et une guerre en Ukraine, une rupture sentimentale et la réélection de Donald Trump, pour ne citer que les cas les plus anciens déjà oubliés par l’histoire du vingt-et-unième siècle, sa vie devint un naufrage. On le voyait tourner comme un lion dans son bureau, dessiner sur son tableau noir, le dernier du pays, des schémas enchevêtrés de flèches de ronds et de losanges rageusement effacés dans la minute. Il en devenait aigri, agressif, grimaçant, agrippé qu’il était à son sujet. Le commissaire lui-même commençait à se faire du souci, pour lui et pour son service.

RETRAITES. Duschmoll finit par tomber malade. Il fut déclaré inapte et mis à la retraite anticipée. Il se retira dans une bourgade silencieuse des Ardennes. On a raconté qu’il s’était enfin mis au numérique pour continuer ses recherches, mais ce n’est peut-être qu’une rumeur. Un jour, on sut qu’il était mort. Le commissaire, soucieux de ne pas détruire l’œuvre de presque toute une vie, ordonna qu’on rangeât tous les dossiers rouges dans un coffre, bien dans l’ordre des numéros, après avoir vérifié que tous les feuillets écrits de cette écriture scolaire, appliquée et lisible y étaient classés. On riva une plaque métallique sur le coffre, gravée « Les faits Papillon », puis on le déposa aux archives du troisième sous-sol du Quai. On l’y oublia. A son tour, le commissaire prit sa retraite méritée, comme les collègues du temps jadis et le monde continua de vaquer à ses occupations.

CARRIÈRE. Papillon ne s’est jamais douté de rien. Il mena une brillante carrière de grand commis de l’État, occupa un temps le poste de Secrétaire Général de l’Élysée, vit avec fierté ses trois fils prendre place dans les premiers rangs du pays, et à son tour partit en retraite à l’âge de quatre-vingt-deux ans lui qui toute sa vie avait revendiqué une limite à soixante ; retraite parfois agrémentée d’une conférence, d’un article, d’un livre. Il n’y avait plus d’inspecteur pour observer qu’à chaque évènement de sa vie un cyclone ou une révolution détruisait une ville ou un pays à l’autre bout de la planète, ou juste à côté.

ASTÉROÏDE. Papillon mourut paisiblement le 23 février 2123. Dans la nuit qui suivit, un astéroïde oblong de trois-cents kilomètres de long et cent kilomètres de diamètre vint frapper la Terre à la vitesse de quarante-trois kilomètres par seconde. L’impact était situé à mi-distance entre la Mer Baltique et la Mer Noire. Dans le désordre qui s’ensuivit, l’orgueilleuse humanité disparut sans laisser de trace.

COFFRE. Hormis, arraché on ne sait comment des profondeurs et tournant désormais parmi les débris de la planète en dérive autour du soleil qui en avait vu d’autres, un coffre rempli de feuillets couverts d’une écriture scolaire, appliquée, mais que plus personne ne lirait.