vendredi 13 janvier 2023

Je me souviens de Michel

Une biographie imaginaire

La mère de Michel a survécu à sa naissance ce qui n’est déjà pas si mal, en ce temps-là de 1533 les mères mourraient de la vie qu’elles donnaient une fois sur quatre. On a bien peu parlé de sa mère, Antoinette. On a dit qu’elle était de la bonne bourgeoisie toulousaine, ou de la petite noblesse, on a oublié, parce que ces choses-là se chuchotent et s’oublient, qu’elle venait de bien plus loin, du fin fond de l’Espagne en feu tout juste sortie de la Reconquista.

Les juifs venaient d’en être chassés. Chaque année depuis l’an de grâce 1492, on voyait des fuyards traverser les Pyrénées pour refaire leur vie. Comme une image de la fuite en Egypte, image lointaine et biblique, comme une autre image, celle des républicains que nous avons si mal accueillis il n’y a pas si longtemps, image honteuse encore prégnante ; je les vois d’ici, les Lopez de Villanueva, sur un âne à travers les montagnes enneigées serrant contre eux la petite Antoinette emmaillottée passer Urgel, descendre sur Tarascon, contourner Foix et se lover dans la castagne de Toulouse. Discrets, modestes, industrieux et intelligents, ils y ont creusé leur trou, construit pignon sur rue.

Le père de Michel n’a aucun mystère. Propriétaire terrien non loin de Saint-Emilion, noblesse de robe, fonctions prestigieuses, et bonnes bouteilles.

Toulouse et Bordeaux. Michel est issu des deux sœurs autant ennemies qu’inséparables du pays des Wisigoths. Il est né dans un monde d’entre-deux : l’Entre-Deux-Mers juste de l’autre côté du fleuve, l’entre deux langues Oïl et Oc, l’entre deux rois anglais et français, l’entre deux croyances catholiques et protestants, l’entre deux villes Bordeaux et Toulouse. Toujours ancré dans l’un mais toujours si proche de l’autre. Comment ne pas y devenir Montaigne ?

Toute son enfance il grandit en latin. En latin, tu es sûr ? C’est un fait attesté dans les grimoires, la langue d’enfance de Montaigne est le latin, tout le monde lui parlait latin sur ordre de son père, il serait toujours temps qu’il apprenne le français plus tard, un français que ni toi ni moi ne comprendrions si on nous le parlait sans filtre. Je le sais bien puisque j’y étais, que dès qu’il sortait du domaine pour marauder dans les pentes avec ses chenapans de voisins, il parlait l’occitan du coin qui, à dire vrai, n’était pas si éloigné du Cicéron basique et beaucoup moins que le français.

Mais il était brillant et quand on lui demanda de monter à Paris, il apprit le français en trois mois et alla parfaire son savoir déjà étendu à la Sorbonne et dans les tavernes du Quartier Latin. Il y fit la connaissance des intellos de son temps qui lui expliquèrent la supériorité du protestantisme sur le catholicisme, ce qui l’amusa un temps sans le décider à lâcher un préjugé pour un autre. Puis il rentra chez lui juste à temps pour recueillir son père dans ses bras, frappé d’une attaque alors qu’il semblait en très bonne santé, et qu’on ne nommait pas encore AVC.

Je suis vieux et mes souvenirs se superposent un peu, mais je continue.

Il dut prendre en charge le domaine et le chagrin de sa mère. Il se maria avec Françoise qu’on lui avait fortement conseillée. Femme de caractère, il put compter sur elle toute sa vie pour assurer le bon fonctionnement du vignoble, des pâtures, et de toute la maisonnée. Ils eurent des filles et, au cours des années de plomb d’après 1570, elles moururent les unes après les autres. Montaigne n’a pas laissé de descendance. Je me trompe. Léonor a survécu : je ne sais pas ce qu’est devenue sa descendance.

Est-ce si grave ? Il ne faut pas oublier Marie de Gournay, sa fille d’alliance. Que saurions-nous du travail de Michel sans elle ? L’union entre générations est d’autant plus féconde qu’elle résulte d’un choix, d’une décision, d’un accord. Les chromosomes et les gênes peuvent rester dans leurs limbes, ils ne servent à rien. Qui s’intéresse aux enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants de Léonor ? Michel et Marie ont conclu un pacte père-fille qui résiste à toutes les érosions de l’histoire, à travers leurs écritures et leurs publications. Marie de Gournay est une femme de lettres, une écrivaine, et pour tout dire une pionnière dans un monde où être une telle femme était presque impossible à imaginer.

Tranquille du côté matériel et familial, il lui fallait un piédestal, une fonction, une charge. Son père avait laissé un siège tout chaud au Parlement de Bordeaux et Montaigne, après quelques accrochages mémorables avec l’évêque, le prévôt et quelques autres notables sourcilleux, devint maire. Pourquoi te faut-il une date ? Ne me croirais-tu point ? Il n’était même pas là quand il est devenu maire, il a fallu aller le chercher dans les eaux en Italie. Et ce fut un très bon maire.

On lui a fait tardivement un mauvais procès quand la peste a déferlé sur la ville lors de son second mandat. Il fallait bien lui faire un procès, à bien le lire il en dérange beaucoup, ne crois-tu pas ? Il fallait bien refermer les portes qu’il avait commencé d’ouvrir, ou au moins tenter de les refermer. Descartes s’y était cassé les dents, Pascal n’avait su comment s’y prendre, Bossuet a tenté l’appel au pape sans l’effacer, alors un bon procès avec trois-cents ans de retard n’allait pas faire de mal.

Absent, il n’est pas revenu en ville et a organisé la survie, le quotidien, les secours, de l’extérieur. Un maire vivant est plus utile qu’un Montaigne mort. Quoi de plus sage que d’organiser de l’extérieur une administration en état de marche pour sauver ce qui pouvait l’être ? Sans même penser à ce qu’il n’aurait pas écrit. Car il faut bien y venir : A quarante ans, Montaigne s’est enfermé dans sa tour pour y écrire. Je ne pouvais même pas monter le déranger. Pour inventer une façon d’écrire qui n’avait jamais été pratiquée avant lui et qui, je crois bien, n’a jamais été reprise. Des essais, il en sort tous les jours sur les étals, mais comme ceux-là, rien ni jamais.

Cette tour ne fut pas une tour d’ivoire. Sans cesse, il reprit la route à cheval ou en chariot, surtout à cheval, pour intercéder entre belligérants, pour calmer les esprits échauffés, pour trancher un débat inextricable, il avait l’art d’inspirer également confiance à des ennemis irréductibles et de les conduire à un accord. Son expérience des intellos, des tavernes et du latin de son enfance, et ses Entre-Deux natals n’y étaient pas pour rien.

Il vécut ainsi entre sa tour et ses missions de bons offices, croisant plusieurs rois et toisant moult archevêques. Qui oserait affirmer que Henri IV serait devenu roi sans lui ? Affirmer le contraire est tout aussi dangereux, mais me plaît bien à moi. Puis il tomba malade d’un virus banal et personne ne put enrayer la chute. Lui qui avait lutté toute sa vie contre la maladie de la pierre, la gravelle qui lui avait fait connaître mille morts, on sait comme les coliques néphrétiques font souffrir, s’éteignit entouré des siens, dans son lit, à cause d’un rhume, même pas soixante ans.

Je n’oublierai jamais ce geste de la main qu’il eut, à son avant-dernier soupir, lui qui avait tant philosophé, pour refuser cette mort si injuste.