vendredi 17 février 2023

Le huitième jour

Le 24 mars 2020, à 0h03.

C’est le huitième jour. La création avait demandé sept jours, à ce qu’on raconte dans les livres sérieux. On ne nous a jamais dit ce qu’il s’est passé le huitième jour. Il serait temps de s’en occuper.

Huit jours que je me suis juré de tenir le journal de mon confinement. Je ne l’ai pas écrit, mais voilà huit jours que, comme tout le monde, je suis confiné chez moi pour cause de pandémie soudaine. Huit jours à tenir un journal comme personne n’a eu l’idée de le faire, il faut bien que j’aie une idée que personne d’autre n’a eue. Non ?

Mais huit jours que je n’en fais rien. Sept jours à ne rien faire quand l’autre là-haut avait déjà créé l’univers entier, et le huitième qui a déjà commencé depuis trois minutes. J’ai une petite chance encore pour aujourd’hui ; la précédente journée est déjà finie, avec son bilan de contaminés, de cas graves et de morts. Le compte a recommencé depuis minuit, il doit bien y en avoir deux ou trois déjà à déplorer, si quelqu’un a encore le temps de déplorer.

Pas une ligne écrite encore.

Je n’écoute plus les journaux, ou plutôt je les écoute sans les entendre, mais il me semble qu’on en est à six-cents pour vingt-quatre heures, ce qui fait deux et demi par minute. Cadence pour ici et maintenant. Parlons du monde entier et il faudra passer à la seconde comme unité de temps. Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain est l’alexandrin le plus célèbre de l’histoire du coronavirus.

On a compris le principe et ces comptes macabres n’ont plus rien à faire dans ma tête. Que reste-t-il donc à penser ? Faire attention, garder ses distances, se laver les mains, jamais il n’y eut dans la ville autant de Ponce-Pilate, et, deux fois par semaine, mettre un nez dehors pour acheter de quoi manger demain sans parler du reste, sans savoir si on ne va pas dans le même temps introduire le loup dans la bergerie.

Et s’occuper. Alors, ce journal ?

Voici venu le moment d’accomplir ce qu’on attend depuis dix ans, que la pression quotidienne avait toujours remis à plus tard, à quand j’aurai le temps ; voilà, j’ai le temps ! Une semaine s’est écoulée et je n’ai encore rien commencé. Ce n’est pas grave, la situation va durer, un mois, deux, trois ? Alors il n’y a pas le feu, dira le petit diablotin. Mais une semaine d’hébétude devant les écrans qui comptent les morts est un très mauvais signal pour tout le retard d’écriture, ces chapitres de philosophie géniale et innovante que le monde entier attend, ces recueils de nouvelles désopilantes, tout ce qui dort dans mes tiroirs à moitié mangé par les capricornes et les doryphores, pour les montagnes de photographies, noir et blanc à l’ancienne, diapositives en désordre, et clichés numériques en raz-de-marée, pour tous ces dossiers si urgents depuis si longtemps que sans doute je vais pouvoir les jeter à la poubelle jaune.

Et toujours pas de journal.

Lire alors. Tous ces livres empilés dans le recoin de la chambre ou entassés dans ma liseuse, sans compter ceux que je peux encore y mettre par la grâce des ventes en ligne et que je compte bien me procurer incessamment sous peu. J’en ai oublié les titres et je ne sais plus de quoi ils parlent. Il y a bien ces philosophes qui tout à coup se réveillent et voient dans cette épidémie le prélude à une renaissance, à une prise de conscience comme ils disent, après notre course folle à l’énergie dépensière, à la croissance infinie, à la catastrophe planétaire.

Messieurs les philosophes, nous y sommes, à la catastrophe. Et ceux qui s’en relèveront repartiront comme en quatorze. Et moi-même, je n’aurai rien écrit.

Billancourt confiné, Mars 2020