vendredi 24 novembre 2023

Les trous noirs de l'écrit

 

·     Le livre était un chef-d’œuvre. Pour la première fois il en était sûr, lui qui doutait depuis toujours. Il tenait une histoire en cinq actes dont il avait déjà presque fini le deuxième, son héros qui était une héroïne, ses personnages secondaires quoique essentiels, ses péripéties palpitantes qui le surprenaient chaque fois qu’il y pensait. Un éditeur distrait, ou saoul, ou les deux, lui avancé une coquette somme déjà dépensée persuadé d’un succès à venir et pourquoi pas le Prix qui court. L’enthousiasme le soulevait à chacun de ses pas au point qu’à la place Marcel Sembat il se fit écraser par un autobus.

·     Il avait soigneusement commencé à écrire son livre sur un joli carnet à spirales et à couverture rouge de chez Clairefontaine, avec pour personnage principal un nommé Francis Carsac. Il ne savait pas qu’il lui avait donné le nom d’un auteur connu de science-fiction, il ne lisait jamais de science-fiction, il était plutôt espionnage et polars poisseux. On lui en fit la remarque. Après avoir lu et aimé quelques une des œuvres de cet auteur, celui-ci se superposa si bien au personnage qu’il lui fut impossible de l’entraîner dans l’affaire louche et terre-à-terre que normalement il aurait dû dénouer mais qui restait incompatible avec l’écrivain futuriste et spatial.

·     Le roman commençait par un combat féroce au milieu des montagnes, des glaciers, des gorges et des torrents de la Hollande, jusqu’à ce qu’il se rende compte que la Hollande était un plat pays ce qui l’obligea à attendre que la tectonique des plaques lui vienne en aide.

·     Tout le monde lui répétait que sa vie était un roman et que si on l’écrivait personne n’y croirait, tant il avait échappé au pire des dizaines de fois, et réussi des merveilles au moins aussi souvent, à moins que ce ne soit le contraire. Pourtant, ce n’est qu’après avoir atteint ses quatre-vingt balais qu’il décida d’écrire ses mémoires, pile au moment où il fut frappé de la maladie d’Alzheimer.

·     Le manuscrit était là, bien au chaud dans l’enveloppe en papier kraft, le mot fin encore tout humide d’encre, et guilleret comme un pinson il la glissa dans la boîte aux lettres jaune que la poste avait placée au coin de la rue. Il ne s’est pas aperçu qu’il y avait oublié le timbre et qu’il n’avait inscrit ni destinataire ni expéditeur. Le livre fut un grand succès de librairie, sous le nom de quelqu’un d’autre, facteur de profession.

·     On lui avait conseillé pour être créatif, de lâcher la bride à ses personnages ou au moins à certains d’entre eux, les principaux, afin de multiplier les imprévus et les digressions. Chacun n’en faisait qu’à sa tête et il avait du mal à les maintenir dans le droit fil du couloir qu’il leur avait assigné au départ, au point que le héros central sans qui rien ne pouvait arriver, interrompant le processus, s’est suicidé à la troisième page.

 

jeudi 16 novembre 2023

Chaussures à son pied

Il déteste acheter des chaussures.

On a inventé toutes sortes de mots savants pour désigner les détestations innombrables dont les humains sont capables. Le suffixe en est généralement phobie, et le préfixe un mot lui aussi pris aux grecs de ce temps-là désignant l’objet de la phobie : il doit bien exister un mot grec désignant l’achat de chaussures, ou au moins de sandales, il ne se souvient plus si la chaussure existait déjà. Il s’est souvent posé cette question du mot désignant sa phobie sans jamais avoir de réponse. Il en aurait peut-être été guéri.

Passer devant une vitrine relève de l’exploit, entrer chez un cordonnier de la mission impossible. Il en a pourtant une bonne collection, chaussures portées depuis des lustres, alors justement pourquoi le traîner chez André ou chez Jordan’s quand celles qu’il possède sont si bien patinées qu’elles valent toutes les pantoufles de Charente-Maritime, que ce soit pour déambuler chez lui, descendre en ville, parcourir la forêt, gravir l’Everest.

Sa maladie est ancienne. Un archéologue du cerveau devrait remonter jusqu’à l’âge de quatre ans, quand, affublé de godillots mal lacés par la monitrice il avait perdu le groupe derrière la dune landaise pour avoir trop rêvassé dans un blockhaus à moitié basculé. Les grolles à la main, ses pieds étaient sortis tous seuls une fois les lacets sans doute ensevelis dans le sable, en tout cas introuvables s’il avait cru bon de les chercher, pieds nus donc, il avait repris son errance rêveuse et forestière, l’esprit tranquille sans la moindre pensée pour les responsables de la colo enfantine qu’on devine paniqués.

Ce fut à ce moment-là qu’il fut traumatisé. Comment ne pas oublier, comment ne pas enfouir dans son inconscient la violence des hurlements des retrouvailles, vacarme incompréhensible il était si bien dans sa forêt et dans sa rêverie. Et le cheminement mystérieux de sa logique implacable fit qu’à partir de cet été-là, il n’a plus jamais toléré des chaussures sans lacets : mocassins, boucles, scratchs, et il n’a jamais aimé qu’on lui achetât des chaussures, même ses parents, surtout eux, qui devaient bien pourtant suivre sa croissance, il est usuel que les pointures à quatre ans et à dix-huit ne sont pas exactement les mêmes.

Ses copines ensuite, pleines de sollicitudes pour ce grand dadais mal dégrossi, comme toutes les copines de l’époque du patriarcat, aimaient jouer à la poupée avec leur homme, et couraient les boutiques, pour l’améliorer disaient-elles, il serait malséant d’énumérer les marques et les franchises, des plus ordinaires aux plus chics. Il en piétinait de contrariété et quelques ruptures s’ensuivirent sur lesquelles l’entourage s’interroge encore. L’époque a changé et désormais ce sont les copines qui se plaignent d’avoir été contraintes de se percher sur des stilettos sous la pression masculine. Il ne se souvient pas d’avoir une seule fois exercé la moindre pression, et il écoute effaré leurs lamentations, lui qui n’a toujours aimé que des filles à côté de leurs pompes.

Aujourd’hui bien vieux, il a un peu oublié ces temps de lutte. Il sait qu’il a assez de paires pour tenir jusqu’à la fin de ses jours dans le plus grand confort de chaussures à son pied, dont les mauvaises langues et les précieux dandys disent qu’elles sont défraîchies, râpées, ternes, démodées.

Pourtant, il ne passe pas inaperçu quand il sort faire ses courses. Il n’est pas besoin d’avoir un œil de lynx pour reconnaître sa dégaine, démarche coulée et féline de qui est bien dans ses baskets même lorsqu’il n’en porte pas, son port juste assez avachi pour échapper à la raideur de l’endimanché, son chapeau mou aussi mou que le cuir habillant ses pieds,  et sa tenue que les gens sérieux nomment casual, mot dont le sens exact lui a toujours échappé.

Alors pourquoi diable aurait-il fallu qu’il en achetât, des godasses ?