mercredi 25 avril 2018

LE CARNAVAL DES ANIMAUX #1 - Le chien qui parlait


LE CARNAVAL DES ANIMAUX #1

Le chien qui parlait


C’est l’histoire du chien qui parlait. Tu sais bien, il y a de ces chiens, tant ils ont le regard vif, la compréhension claire, qu’à les voir tu penses qu’il ne leur manque que la parole. C'est d'ailleurs ce que tout le monde dit en hochant la tête et en sachant bien que ce n'est pas possible: "il ne lui manque que la parole". Il y a du monde qui ferait mieux de se taire.

Ce chien là, c’était bien mieux que tout, la parole ne lui manquait pas en cela qu'il parlait comme toi et moi, enfin toi je ne sais mais moi je parlais comme lui. Et il se mêlait sans cesse de nos conversations. Si nous parlions politique, il coupait nos amis dans leurs prises de position et leur demandait ce qu’ils pensaient de la nourriture vegan, si nous parlions cinéma il n’en avait que pour Lassie, Alain Chabat et Beethoven, et si nous nous réfugiions dans la littérature il détestait Colette et sa chatte ; bref il n’y en avait toujours que pour lui.


Sans compter qu’il était incapable de tenir sa langue, déjà qu’un chien sans parole l’a toujours bien pendue, alors lui, tu penses ! Comme il avait oublié d’être un imbécile, il savait mieux que quiconque tous les petits secrets inavouables que chacun traînait en lui et bientôt tout le quartier, toute la ville, tout le pays ont été mis au parfum de la maison. Quand parfois nous nous étonnions de telle ou telle rumeur, la réponse était la même, « c’est le chien qu’a dit ».


Alors nous l’avons noyé.

lundi 16 avril 2018

UN CONTE DE FEE

L’œil du cyclone

Je suis agent d’entretien à la centrale atomique. Tout le monde m’appelle Vladimir. Je n’ai pas de nom de famille. On m’a trouvé le soir de la Saint-Vladimir emmailloté tant bien que mal et c’est une chance qu’on ne m’ait pas trouvé la veille. Je vis dans un gourbi à la lisière de la ville. Assez tôt j’ai commencé à aider les voisins, puis les gens du quartier, de petits travaux insignifiants qui rendent bien service. Je n’ai rien étudié mais j’apprenais bien.
 
C’est ainsi que je me suis trouvé cet emploi. Tous les travaux subalternes et peu gratifiants mais indispensables à la bonne marche générale m’incombent et je les accomplis à mon rythme sans avoir à rendre compte, du moment qu’ils sont faits. La dizaine de cadres qui tient la tête de l’usine se repose sur moi pour tous ces détails et chacun pense que je suis à son service exclusif.

Depuis deux ans, j’ai une amie. Elle vient souvent, reste avec moi deux ou trois jours puis disparaît, toujours enjouée et tendre. Je devine qu’elle n’est pas de mon monde, à sa façon d’arranger la disposition de mes affaires dans mon gourbi, mon palais.

Mon cerveau n’est que du vent, une brise légère et douce, et seul mon corps connaît ce qui me fait travailler, les gestes précis ou le coup d’œil expert. Ce soir mon amie est là mais je dois m’absenter pour la nuit. Un exercice surprise commence à la centrale et la présence de tous est requise. Comme toujours je n’aurai rien à faire sinon regarder ces messieurs boire : les exercices sont le prétexte à des libations loin des familles. Pourtant, il règne une atmosphère de complot dans la grande salle. Chacun des dix pontes me prend à part et me confie une tâche, ce qui m’en fait dix à accomplir en secret pendant la nuit. Sans rien savoir, je vois bien qu’elles sont incompatibles entre elles. Nul besoin de compétence : une vanne doit être ouverte ou fermée, et non les deux à la fois.

Transparent à leurs yeux, ils n’hésitent pas à répondre à mes questions me croyant leur confident. Par recoupement je comprends que le Grand-Chef-de-la-Capitale-de-Toutes-les-Provinces doit venir le lendemain matin et que chacun tente de saboter le travail de ses chers collègues afin d’apparaître au dernier moment et devant le Grand Chef, surnommé le Tsar tant il est redouté, comme le sauveur ultime. Histoire de devenir enfin seul Calife de l’usine.

La brise légère qui me sert de pensée se met à souffler en rafales, signe annonciateur de tempête. Il me faut surveiller la nuit de près, je suis le lampiste de cette affaire. Je me faufile dans la salle de contrôle où personne ne me remarque bien que m’ayant vu, de l’avantage de la transparence prolétaire. Les beuveries battent leur plein. Les écrans de surveillance semblent en détresse, ils clignotent comme jamais, des signaux sonores s’entrecroisent, des voyants grillent sous mes yeux, l’alcool de grain continue de brûler les gosiers insatiables. Soudain une sirène se met à hurler, et cette fois plus personne ne peut l’ignorer. Les dix ivrognes, car ils ne sont plus ni chefs ni ingénieurs ni savants, juste des ivrognes, sont au diapason des écrans et clignotent d’incertitude. Plus aucune manœuvre ne peut interrompre l’emballement du réacteur, chacun ayant provoqué de quoi empêcher les autres de ralentir la fission ; les crayons de combustible commencent à fondre.

Mon amie m’attend devant la centrale dans un petit café que nous aimons bien. Il y a désormais danger mortel pour elle, seule la salle de contrôle est protégée d’un accident majeur. Cette idée me donne des ailes et me propulse aux tableaux de commande, tout à coup je sais quoi faire, je ne sais pas pourquoi je le sais mais je le sais, à force de les voir pianoter et entendre ânonner les consignes. Il faut pousser huit boutons poussoirs (forcément) dans un ordre bien défini pour que les circuits de vapeur se remettent en route et que les alternateurs repartent à pleine puissance. L’opération prend une heure sous les yeux effarés des chefs devant ce qui ressemble à un barbarisme technique majuscule, une hérésie capitale.

Les rafales de vent dans ma tête sont devenues un véritable ouragan qui balaye tout, seule importe la survie de ma belle. Et, c’est magique, les écrans s’apaisent, la sirène se tait. Toute cette énergie balancée dans le réseau à grand renfort d’alternateurs poussés à bout permet de ralentir enfin le processus d’autodestruction, de solidifier les bouts de crayon déjà perdus et de laisser le temps de trouver une solution durable, car tout dépend désormais de la bonne volonté des matériels sollicités au-delà du raisonnable. J’aurai de la chance, le pays aussi, la panne interviendra trois semaines plus tard quand tout aura été mis à l’abri.

Le cyclone mental est à son comble quand arrive enfin le Tsar. Je vois à leur regard à qui mes chefs vont tous faire porter le chapeau, pour une fois d’accord. Il convoque tout le monde dans la grande salle, je ne peux me défiler. Des appariteurs musclés me placent au premier rang. Le Tsar et son escorte entrent sur l’estrade. Le cyclone vient de passer en catégorie cinq, aucun œil en vue. On m’a souvent expliqué que l’œil du cyclone n’est pas le pire moment de la catastrophe, mais le meilleur, celui où l’on croit que tout s’apaise pendant quelques heures avant que tout ne reprenne plus violemment que jamais, et dans l’autre sens. Œil ainsi doublement trompeur.

Dans l’escorte du Tsar, une fille. Stupeur, c’est mon amie. Silence total en moi, le vent vient de tomber, m’y voilà dans ce fameux œil comme une glaciation de l’esprit. Paralysé, terrifié, statufié. Tant de question surgissent qu’aucune ne franchit le seuil de l’exprimable. Je n’entends pas le discours du Tsar où chacun en prend pour son grade à voir leurs têtes basses mais comme je n’en ai aucun, de grade, il n’est pas question de moi.

Le voici qui me demande de monter sur l’estrade. Une force obscure me soulève et me pousse sur le petit escalier latéral. Je suis debout dans le projecteur et dans le silence de mort de ma tête. Elle est là, tout près qui me regarde sous ses cils immenses et tendres, ils sont tous là en bas qui me regardent comme un peloton d’exécution, il est là le Tsar qui me regarde d’un air circonspect. Pourtant c’est bien lui qui me parle, qui me félicite, qui me fait applaudir par ceux-là même qui ne me voyaient même pas il y a quelques heures. C’est bien lui qui me nomme Calife Unique de l’Usine avec mission de remettre en route le réacteur endommagé une fois maîtrisé.

Avec un à propos extraordinaire, mon amie alors se met à parler interrompant le Tsar dans sa péroraison, acte en principe insensé ; elle dit de cette voix mutine que j’aime : « Papa, c’est cet homme que je veux épouser », en me montrant du doigt. Je suis dans l’œil du cyclone et ma petite amie est la fille du Tsar. Je me souviens de la leçon : «profite des quelques heures de calme pour renforcer ce qui doit l’être, car les vents vont reprendre dans l’autre sens et tout ce qui a tenu, ébranlé, sera emporté». Voilà ce que je dois faire tout de suite, sinon pauvre de moi !

J’ai marié la fille du Grand Chef. Cerné par la haine des messieurs bien comme il faut, j’entends dans ma tête le hurlement des vents de l’enfer qui m’attendent désormais pour me descendre du piédestal où les vents précédents m’avaient porté sans que je l’aie voulu.

A nous deux, l’œil !

mercredi 4 avril 2018

NAISSANCE d'un chef-d'oeuvre

Chère Madame Nyssen,
 
Depuis que vous avez très officiellement déclaré le Père Noël « grande cause culturelle nationale », la GCCN pour les intimes, j’ai compris que malgré ma détestation de cette période de fêtes obligatoires de mi-novembre à début janvier où la solitude me pèse plus que jamais, je ne pouvais éviter de produire mon chef-d’œuvre annuel portant sur cette nouvelle divinité. Elle est chère aux grands argentiers de ce monde et plus chère encore à nos bas de laine. J’ai donc écrit l’histoire vraie du dernier des lapons et je vous en demande humblement la publication dans votre ancienne maison, Actes Sud, que vous couvez encore d’un œil attentif bien qu’occupée ailleurs.
 
Personne ne s’était soucié de narrer ces évènements tragiques survenus depuis que le Père Noël a été privatisé Urbi et Orbi, alors je me suis attelé à la tâche tel un renne à son traîneau. On sait généralement que ce bonhomme écarlate a abandonné la quiétude de son igloo et la compagnie de sa tribu, là-haut dans le nord du Nord, mais ceux qui restent ont été oublié des gazettes. J’ai fait les recherches les plus approfondies, les enquêtes les plus enneigées de ma carrière et j’ai pu reconstituer le fil de la décadence.
 
Le village s’est désertifié, et les derniers habitants ont sombré dans l’alcoolisme. Mon histoire est celle du dernier des derniers d'entre eux, qui va essayer contre vents et marées, blizzards et glaciations, de maintenir le feu dans la dernière cabane encore en état, rêvant que la vedette du coin, Santa Klaus rebaptisée Père Noël, revienne mettre du caviar dans le haddock. Son combat sera finalement une défaite.
 
C’est un récit bouleversant et mon manuscrit est semé de larmes, où l’on comprendra que le miroir aux alouettes n’est que ce qu’il est, et que la fortune des promoteurs du père noël et de ses nombreux avatars n’a que peu à voir avec la joie des enfants.
 
Veuillez agréer, Madame la ministre, l’expression de mes plus respectueuses et admiratives salutations en marche.
 
Signature illisible.
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Epilogue : le livre a été publié et personne ne l’a jamais acheté.