vendredi 30 juin 2023

2040 : La vérité sur 2020

 

 

C’est un marrant, mon chef. Façon de parler, bien sûr, voilà cinq ans que je travaille ma thèse sous sa direction un peu trop envahissante à mon goût. Impossible de gambader autour du sujet, impossible de tenter la moindre digression, le cœur de cible est son obsession. Tout le monde sait pourtant que c’est en empruntant les chemins de traverse qu’on fait les plus belles découvertes et l’histoire montre que les inventions les plus étonnantes sont le fruit de concours hasardeux. « De l’influence de l’industrie de la nacre dans le bassin méditerranéen sur le déroulement de la guerre de cent ans » : tu parles d’une thèse. J’en aurais eu pourtant des choses à révéler s’il m’avait laissé un peu de vadrouille.

Pas plus tard que ce matin, 1er avril 2040, il me demande de passer dans son bureau avec mes deux derniers chapitres écrits, ceux qui portaient sur la peste noire en 1348 passim. Je me demande ce qui ne va pas, je les parcours fébrilement des yeux, aurais-je oublié le cœur de cible ici où là, aurais-je baguenaudé ? Il est assis derrière son imposant bureau en acajou précieux, raide comme toujours, sa vieille pipe façon intello-années-cinquante enchâssée dans sa dent creuse : « j’ai lu tes deux chapitres sur la peste. C’est bien, c’est très bien ». Voilà la première fois qu’il me dérange pour un compliment, je crains le pire. Il reprend : « tu arrêtes immédiatement ton travail ». J’en étais sûr que c’était grave. Cinq ans d’efforts explosés en plein vol. « Je te demande la Vérité sur 2020.

      Pardon ?

      Tu as entendu. Il m’est devenu indispensable de publier un article sur la Vérité en 2020 maintenant que 2040 est bien avancé, et ton travail sur la peste te qualifie plus que tout autre.

      Mais quelle Vérité, monsieur ?

      Si je le savais je ne te demanderais rien. Comme de Vérité il n’y en a qu’une par définition, à toi de me la ramener.

      Mais dans quel domaine ?

      Cesse d’ergoter mon vieux ». Il a soixante ans de plus que moi et il m’appelle son vieux. « Cesse d’ergoter, la Vérité est substance, tu en tires un petit bout et tout vient comme un bon vieux tricot ».

Me voici dans la rue, sous la pluie d’avril avec mes deux chapitres pestiférés de plus en plus mouillés, ne sachant pas qui je suis, où je vais et dans quel état …

Il ne m’a laissé aucun espoir de reprise de mon travail. Chez lui, le silence vaut arrêt de mort. Je le connais assez pour être certain que tout peut être jeté à la poubelle, dix boîtes d’archives, vingt giga de données, trois-cents kilogrammes de tirages photo. L’humanité voit ainsi disparaître définitivement les connaissances médiévales sur la nacre. Encore heureux que j’aie eu de la place dans une grange abandonnée de la ferme de mes parents en Creuse, tout est resté là-bas et la Chaire d’Etudes Prospectives et Juridictionnelles du Moyen-Âge Industrieux ne possède que des copies partielles et caviardées, je suis prudent de nature. Désolé de l’avoir infligé, mais c’est bien le nom complet du département universitaire dont je suis un modeste rouage, d’ailleurs tout le monde connaît la CEPJMAI.

J’avais de bonnes raisons de me méfier, comment peut-on croire encore aujourd’hui qu’il n’y a qu’une Vérité, indivisible et substance : la religion, sous prétexte de vérité ? La croyance, sous prétexte de connaissance ? Alors, maintenant, au travail !

2020, donc. Voyons, j’étais à peine né, ce ne sont pas mes souvenirs qui vont m’aider mais, comme toujours, les archives pour commencer, puis les enquêtes, la tournée des popotes, les entrevues avec les acteurs de ce temps là. J’ai ressorti le journal du jour de ma naissance mais il était calé plus tôt, alors je suis allé farfouiller dans les caves de ce même quotidien qui a bien voulu m’ouvrir ses portes. Jour après jour, une longue litanie de propos répété sur l’apparition d’une pandémie et sa gestion calamiteuse ou héroïque par masques et confinements, selon le chroniqueur ou l’air du moment, selon le politique interrogé ou le commentateur méfiant. Rien de bien original ni de bouleversant. Je n’allais pas me laisser embarquer dans un flot de lieux communs sur les maladies respiratoires qui certes sont apparues cette année là mais qui n’ont pas cessé depuis et auxquelles plus personne ne fait attention aujourd’hui.

Ce n’est quand même pas de cela qu’il veut que je parle, non ? Oui, je sais bien, 2020, la première année, a été éprouvante. Depuis quarante ans que les comptables gouvernaient, les hôpitaux avaient été réduits à peau de chagrin, les infirmières sous-payées, méprisées, rejetées, les internes défilaient de service en service à courir après l’urgence insensée. Pendant ce temps béni les comptables se rengorgeaient de voir diminuer le fameux trou. En quelques mois de pandémie initiale, les économies de quarante ans ont été dévorées au centuples et on s’est aperçu que les hôpitaux rendaient service bien au-delà de leur coût. La question ne se pose plus et franchement, ce n’est pas intéressant. Personne ne me fera croire que là réside cette fameuse Vérité. Les comptables ont été remis à leur place de comptables, nécessaire et suffisante, et ils ne viennent plus se mêler de politique ni de sanitaire hormis ceux des administrations.

Alors, quoi d’autre ? Depuis, chaque année nous avons nos deux vagues de variants avec ses morts, la vague printanière pour les vieux et la vague automnale pour les jeunes, accompagnées de son lot de fermetures de manifestations de protestations rituelles de mensonges usuels et de dévouements répétés. On ne fait même plus attention et je dois reconnaître que je ne m’en étais jamais vraiment préoccupé : comme le dit l’expression consacrée, j’étais tombé petit dans cette marmite-là. Aujourd’hui on a agrandi tous les hôpitaux, on a multiplié les points de soins à travers les campagnes sous-équipées, on vaccine à tour de bras chaque année avec un léger taux de succès ; les infirmières sont très bien payées et les infirmiers aussi et leurs écoles sont pleines, les médecins intriguent pour avoir un poste fixe dans un service, et il arrive même qu’on puisse, certains jours, aller au spectacle sans porter de masque dont la mode a désormais ringardisé celle des masques vénitiens. Désormais, les gens qui doivent mourir d’un virus respiratoire savent qu’ils meurent de façon légitime, et non plus à cause des comptables d’il y a quarante ans.

Je m’égare un peu. Le cœur de cible, me crie de loin mon chef. Ou du moins je crois l’entendre crier. Il est marrant, mon chef, mais il ne sait pas que je ne sais toujours pas de quoi il veut vraiment que je parle, avec sa Vérité sur 2020. En y réfléchissant bien, une idée se fait jour dans ma petite tête, une sorte de vengeance bien élaborée qui va lui river son clou. J’ai tout dans la Creuse, je n’ai pas besoin de lui et en tout cas beaucoup moins qu’il n’a besoin de moi pour lui ficeler son article, j’ai compris que c’est lui qui compte le publier sous son nom.

Alors j’ai pris mon courage à deux mains et je suis retourné dans son bureau, sans prendre rendez-vous. J’ai frappé, je suis entré. Il m’a regardé, aussi furieux qu’étonné. « Que t’arrive-t-il, mon vieux ? 

      Monsieur, j’ai fini.

      Montre voir.

      Il n’y a rien à voir, monsieur. Juste à dire.

      Alors dis-moi, je suis pressé.

      Monsieur, la Vérité sur 2020 n’existe pas. Pas plus que la Vérité en général et en substance. Vous auriez pu vous en douter. Au revoir, monsieur ».

Je suis sorti la tête haute en j’ai doucement refermé la porte derrière moi. Puis je suis parti dans la Creuse et j’ai lancé mon affaire de nacre qui marche très fort. Je suis devenu milliardaire.

C’est un marrant, mon chef.

 


 

mercredi 7 juin 2023

Les yeux du passé

 

 

Je l’ai déjà croisé, ce type. Impossible de me souvenir ni où ni quand, mais je suis certain de l’avoir déjà croisé. Et cette certitude mêlée à cette ignorance me met en colère. Colère contre lui, colère contre moi, colère contre l’image, colère contre l’auteur de l’image, peintre ou photographe ou imprimeur ou journaliste, colère contre la terre entière. Je me souviens de lui parce que, déjà à l’époque, je veux dire à l’époque où je l’ai déjà croisé, il avait ce regard sévère et bienveillant qui te couvrait de honte pour peu que tu aies quelque chose à te reprocher. Et bien entendu, à cette époque indéterminée mais précise, j’avais toujours quelque chose à me reprocher.

Pourquoi faut-il que, sous son regard sévère et bienveillant sans aucune émotion apparente, sans même qu’une seule parole soit prononcée, on ressente de la honte ? Il n’y a aucune raison d’avoir peur le glaive de la punition est rangé au plus profond des placards, il n’y a aucune raison d’être en colère ce serait lui qui devrait l’être et il ne l’est pas, il n’y a aucune raison d’être agressif il ne demande aucune justification aucun alibi aucun repentir. Il est là et il te regarde avec son air de ne pas y toucher tout en te tenant solidement dans ses filets mentaux. Alors voilà, tu n’as qu’une issue, la honte, je n’ai que cette issue.

Pourtant, je ne sais plus ce que j’avais fait de répréhensible en ce temps-là. A quoi bon s’en souvenir, devant cette image j’ai le sentiment d’avoir un nouveau méfait à mon passif, là, tout de suite, il y a cinq minutes ou une heure. Ce ne sont plus les revenants d’une autre vie, ce n’est plus cette honte lointaine survenue en croisant Balthazar vivant, oui j’ai décidé de le nommer Balthazar.

Ce que je ressens, hic et nunc, ce n’est pas cette autre vie d’histoire ancienne, mais juste là, dans le métro où chez moi ce matin en prenant mon café, c’est aujourd’hui même. Pourtant la porte était fermée à clé il n’a pas pu entrer dans la maison, le métro n’était pas si bondé on l’aurait remarqué avec son chapeau. Et il n’est pas l’homme invisible, j’ai son visage sous le nez.

Son regard ne me quitte pas des yeux, si j’ose dire. Il va falloir que j’avoue mes fautes des siècles passés ou celles de cette journée qui se termine. Le Balthazar que je pourrais tout aussi bien appeler Léonard mais ce serait trop facile doit faire un auxiliaire de police particulièrement redoutable : devant lui, on est prêt à avouer les plus abominables forfaits avant le tout début de l’interrogatoire, il est une sorte de créateur d’erreurs judiciaires en série. Je l’imagine volontiers avoir traîné ses guêtres du côté d’Outreau ou de la Vologne. Dreyfus ? Non, pas Dreyfus. Dreyfus était une erreur judiciaire très bien organisée, ils n’ont pas eu besoin de Balthazar.

Si j’invente des histoires à dormir debout pour éteindre son œil attentif et hérisser sa barbe soignée, il ne sera pas dupe car il verra que je n’y crois pas, à mes histoires. Elle réside dans ce terrier, la honte, au fin fond de l’impossibilité de se raconter des histoires, de l’impossibilité d’habiller avec des robes de princesses et des collants de princes charmants les noirceurs qu’on n’oublie jamais. Les diamants brillent quelques minutes, quelques heures, quelques jours, quelques siècles, et la noirceur finit par tout recouvrir. Alors tu baisses la tête, tu regardes le bout de tes chaussures, tu te serres la poitrine dans les bras, et tu attends que cesse le silence de l’image.

février 2020