mardi 5 avril 2022

LES MOTS QUE J'AIME - Les maux des mots

                 Les maux des mots

 

1. La dame aux camélias.

 

Ouvrir une page au hasard et poser son doigt :  Camélia.

 

Un camélia ! Depuis le temps qu’on me parle de cette dame, qu’on s’extasie sur sa musique traviatesque ou sur son histoire alexandredumasique, je ne sais toujours pas à quoi ressemble un camélia. Ne serait-ce point la fleur qu’arborait dans ses cheveux la grande Billie ? Ou plutôt un Gardénia ? Comment savoir en n’ayant que le temps d’une histoire courte, chronomètre oblige, cinq minutes de navigation et je dois lever le crayon, alors je préfère m’envaser dans l’incertitude et finir moi-même ce que j’ai commencé, quitte à me ridiculiser dans la jungle botanique. J’évite de réfléchir et je fonce dans le tas, Camélia, Gardénia, Bégonia, Hortensia, qu’importe, c’est dire si j’ai la main verte.

Je remarque que personne n’a jamais vu de bégonias dans les chansons d’amour ni d’hortensias dans les opéras. Les premiers envahissent les balcons urbains, les seconds les faces nord des maisons bretonnes. Mais seuls les gardénias fanent dans la musique cubaine et fleurissent sur la tête brûlée de la chanteuse triste, et seuls les camélias toussent en littérature et en musique, dans les livres et sur scène. Mais rien n’y fait, je ne saurais pas les reconnaître en vrai, là, sous mon nez.

Avec un tel handicap je sens que je vais être incapable d’écrire autour de la dame aux camélias tout droit sortie d’un petit Larousse en fleur, du genre à semer à tous vents. Aujourd’hui la tuberculose se soigne ce qui la rend beaucoup moins romantique, et si l’on pleure dans les sanatorium c’est beaucoup plus à cause de leur délabrement programmé pour raisons économiques qu’à cause des belles dames pâlottes qui élégamment dans leurs dentelles crachent du sang.

 

2.   Miracle, not miracle

 

Miracle.

Très jeune, le petit Albert manifestait une étonnante intelligence que rien ne pouvait expliquer. Il observait, il écoutait, il retenait, il agitait toutes ces données dans son cerveau en tout point conforme au cerveau réglementaire de l’Homo-Sapiens-Sapiens, et sans jamais rien chercher, miracle ! un beau matin il affirmait quelque chose, un aphorisme, un constat, une règle, que tout le monde pouvait constater et vérifier et qu’on n’avait jamais avant lui ni constaté ni vérifié.

Le phénomène a commencé dès qu’il eut trois ans avec les objets de son âge et les mots d’un bébé, mais sans conteste possible. Il avait peut-être même commencé plus tôt mais, faute de mots compréhensibles par ces attardés d’adultes ou de vigilance parentale trop occupés à leurs tâches subalternes, personne n’avait rien remarqué. Puis, comme tout le monde, il a grandi.

Bien entendu, ses camarades au collège étaient furieux. Chacun l’accusait de lui avoir piqué son idée, sa découverte, son travail. Le talent d’Albert était de regrouper les idées les découvertes, les travaux qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres et qui pris isolément ne menaient qu’à des impasses et des sables mouvants. Et d’un seul geste fédérateur, il en tirait un résultat par un art consommé du puzzle infaisable, que lui seul parvenait à compléter dans un premier temps de façon restreinte puis plus tard de façon générale. Comme par miracle.

Il en fut ainsi toute sa vie et nombreux sont ceux encore aujourd’hui qui lui en veulent, d’avoir copié soi-disant.

 

Not miracle.

Ce n’est pourtant pas compliqué disait le petit Albert, essayant de convaincre ses parents ahuris. A six ans et demi, il venait de leur trouver la solution pour stabiliser la maison qui se fissurait de partout, rapport à la sécheresse. J’ai vu ceci, disait-il, j’ai observé cela, j’ai prélevé du sol, j’ai gratté l’enduit, j’ai regardé le maçon qui s’arrachait les cheveux et le paysan qui contemplait son maïs jauni et c’est tout.

Il n’y a pas de miracle, c’est juste qu’il n’a pas plu depuis cinq mois.

Depuis quand est-ce que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas ? lui dirent ses parents, fâchés mais admiratifs. Tout me regarde, tout regarde tout le monde. Et pourquoi ne pourrais-je pas, moi-aussi, jouer au puzzle de cinq mille pièces que vous n’arrivez pas à finir sur la table de la salle à manger, qu’on est obligé de manger dans la cuisine depuis que je suis tout petit ? Et il regardait ses parents d’un air moqueur, j’ai même cru le voir tirer la langue.

Parce qu’il faudrait un miracle pour en venir à bout avec ces ciels immenses dégradés sur un océan moiré avec un horizon flou. Les parents avaient baissé les bras avec ce puzzle plus grand qu’eux mais pas question de le jeter, ce projet de rêve définitivement étalé sur la table, sur un avancement que j’évalue au doigt mouillé de trente pour cent. Trente-trois peut-être, pour approcher le tiers.

Il n’y a jamais de miracle répliqua cet insolent d’Albert, il n’y a qu’une bonne faculté d’observation et de mise en concordance d’informations apparemment sans lien.

A six ans-et-demi on ne fait pas le malin. Et il fut privé du dessert qu’il n’aimait pas.

Au collège il devint vite la bête noire de ses condisciples, à leur tirer la langue, décidément une manie, et les vers du nez, à voler un peu à chacun, et à en tirer le meilleur devoir du trimestre. Et quand ses maîtres lui demandaient ses secrets, il répétait sa vieille rengaine, enfin, vieille, au collège, on n’est pas si vieux, mais elle le deviendra. Il n’y a pas de miracle, m’sieur, juste des recoupements et des regroupements. Vous savez, le monde ne sera ce qu’il doit être que si l’on accepte de mettre ensemble des choses qu’on prétend incompatibles, et les gens qu’on a décrété non miscibles.

Mélangez et vous verrez. Ce n’est pas l’émulation qui nous sauvera mais l’émulsion.

Ainsi parlait Albert Einstein ; et ils sont encore nombreux ceux qui aujourd’hui le haïssent d’avoir renoncé à l’absolu pour nous plonger dans le relatif.

7 novembre 2019