mercredi 30 avril 2025

Fin du monde et autres tracas

 Il ne se nomme pas monsieur X. Son enquête est secrète, alors pour tous ce sera Monsieur X.

...

Monsieur X n’était pas sûr de la qualité de ses renseignements. Mais il ne disposait que de cette seule piste, alors autant aller jusqu’au bout de cette route du fond des Cévennes, ne serait-ce que pour éviter d’être taxé de négligence. Il espérait obtenir là un tuyau même percé, un indice même minuscule, pour retrouver la trace de ce robot de malheur. En attendant, la route n’en finissait pas, de virage en virage, sans aucune visibilité et sur une voie si étroite qu’il devait être prêt à piler si quelqu’un arrivait en face.
 
A ce rythme, il lui faudrait bien deux heures. Ce sont les joies des routes cévenoles. Décidément, en cette année 2043, les progrès de la voirie avaient depuis longtemps oublié ces lieux. Il s’arma de patience, en espérant ne pas s’être égaré. Mais tout va bien, surgissant au milieu des taillis deux heures plus tard comme prévu, à la sortie d’un tournant, enfin la voici, la maison ou plutôt la bicoque, comme on la lui avait décrite. C’est là qu’il devait rencontrer ce vieil ami, un ami d’autrefois mais l’était-il encore, monsieur C., perdu de vue depuis belle lurette et qui, se souvenait-il, avait réponse à tout. Mais il n’avait pas envie d’effusions ni de nostalgie. Il irait droit au but et repartirai comme il était venu, à trente à l’heure dans les lignes droites.
 
Seul un soupirail laissait filtrer de la lumière. Il claqua bruyamment la portière, façon de s’annoncer, et Monsieur C. apparut sur le seuil à son approche, vieilli mais encore droit, et le reconnut aussitôt. « Mais c’est ce cher X qui débarque, s’écria-t-il, enjoué et perplexe à la fois.
 
Je n’ai donc pas trop changé, répondit X. Content de te voir, et désolé de te déranger, je sais que tu travailles beaucoup. Je ne resterai pas longtemps. »
 
Devant l’air soulagé de C. à ces mots, X ne montra pas sa satisfaction : il ne perdrait pas de temps en bavardages et souvenirs brumeux. Il suivit son ancien ami dans le colimaçon vers le sous-sol aménagé dans le rocher, un de ces abris où se réfugiaient les protestants du temps des dragonnades, et l’on y entendait le doux murmure des ventilateurs refroidissant les processeurs. Il devait exister derrière d’immenses souterrains bardés de serveurs.
 
X attaqua sans préambule.
 
« Tu le savais, toi, que ChatGPT avait disparu ?
-    Qui ça ? 
-    ChatGPT.
-    Connais pas.
-   Ne me dis pas que tu ne connais pas ChatGPT. Tout le monde connaît, même le plus ignare des cancres, d’ailleurs ce sont eux qui ont fait son succès.
-   Non, je ne connais pas ce monsieur et je n’ai pas envie de le connaître ». A ses regards et à ses mains, X savait que C. mentait. Il n’était pas le meilleur limier du service pour rien. C. ajouta : « Il me reste trop peu de temps à gaspiller pour le perdre avec ton ami des cancres. Laisse tes collègues de la police faire leurs recherches, pour autant qu’ils cherchent quelque chose ce dont je doute, ils ne cherchent jamais rien et ne trouvent que par hasard, à leur corps défendant.
-    Epargne-moi ton couplet sur la police, il ne date pas d’hier et je le connais par cœur, songe plutôt à la gravité de la situation. Trois mois bien comptés qu’on est sans nouvelle de lui et que plus aucun écrit n’est publié nulle part. »
Une ombre de sourire apparut sur le visage de C. : « que veux-tu dire? 
-    Enfin, tu n’as rien remarqué ? Il n’y a plus aucun journal dans les kiosques ni dans les boîtes aux lettres, et le dernier livre publié remonte à décembre dernier. 
-    Et alors ? Toute ma vie je l’ai passée à lire, j’ai lu tous les livres, je ne lis plus rien. Maintenant, j’écris, je régurgite, bien au chaud dans ma cave. Alors, ta panne d’éditeurs ne me fait aucune impression.
-    Il n’y a pas de panne d’éditeurs ni d’imprimeurs, la CGT du livre n’a plus fait grève depuis au moins vingt ans, la dernière remonte à mars 2023 ce qui ne nous rajeunit pas. On ne publie plus rien parce qu’il n’y a plus rien à publier.
-    Tu veux dire que mes manuscrits trouveraient enfin preneur ?
-    Je n’ai pas besoin de ton ironie, mais c’est probable. Rien n’a été écrit depuis la disparition de ChatGPT et le monde des lecteurs est orphelin. Tous faisaient appel à ses services. »
Encore ce léger sourire. « Ils n’ont qu’à recommencer à écrire, dit C. Ce n’est pas compliqué, tu prends une feuille de papier et un crayon, et tu traces ta route.
-    Ils ne savent plus. Plus personne ne sait plus. Les claviers étaient tous raccordés, plus aucun ne fonctionne et ceux qui auraient pu les réparer sont tout autant démunis et déconnectés.
-    Alors la panne est mondiale ?
-    Mondiale. Même la Chine et ses idéogrammes ne sait plus écrire.
-    C’est très bien, soupira d’aise C. Je suis content de ce que tu me dis et je comprends que c’est toi qu’ils ont mis sur le coup. Je n’en attendais pas tant. J’ai donc un peu de temps encore pour finir mon travail, sans ne plus être dérangé par tout ce monde qui ne cessait de me solliciter sur les sujets les plus biscornus, les plus variés, pour ne pas dire avariés en pensant à tes cancres de tout à l’heure.
-    Quoi ? Tu veux dire que …
-    Je ne veux rien dire du tout. C’est toi qui déduis ».
Il fit un geste vague en direction des parois où clignotaient des milliers de diodes. « Mes assistants et moi nous étions fatigués. Fatigués d’avoir tant avalé de savoir et ensuite de devoir sans cesse raccorder tout à tout pour aboutir à une prose à peu près compréhensible, en alignant l’un après l’autre les mots les plus probables compte tenu de la langue, de la grammaire, et du sujet demandé. C’était devenu lassant et envahissant. »
Il souffla et reprit : « tes cancres étaient des précurseurs. Tout ce que la planète supportait d’écriveurs, du petit journaleux besogneux au grand intellectuel médiatique prestigieux, tous, je dis bien tous, se sont jetés dans mes bras ou plutôt dans mon robot et ont recopié de plus en plus machinalement le flot de banalités que je leur fournissais. En vingt ans à ce régime, ils en ont perdu leur savoir, leur savoir-faire, leur faire-savoir. Je ne les plains pas ». C. reprit sa respiration. « J’ai une autre philosophie à proclamer désormais et toutes mes dernières énergies y sont consacrées. Alors j’ai décidé le black-out général pour le reste, tant pis pour la paresse du monde. Qu’y puis-je s’ils se sont tous assis sur mes lauriers et ont perdu l’écrit ? »
 
Monsieur X le regardait ahuri d’une telle sincérité soudaine. C. avait besoin d’une forme de reconnaissance, quelque chose de ce genre, que l’on sache ce qu’il était vraiment. « Mais, mon vieux, tenta X, que fais-tu de notre civilisation ?
-    Elle mérite ce qui lui arrive. Réapprenez l’alphabet s’il vous manque autant et laissez-moi en paix. » C. devint soudain agressif. Il grommela : « Alors maintenant tu dégages de mon sous-sol que je retourne travailler à ma philosophie définitive. Et surtout ne vas pas raconter à tes collègues que tu m’as retrouvé.
-    Sinon ?
-    Je te tue. » Et C. se tut.
 
Monsieur X remonta l’escalier, retrouva sa voiture et repris en sens inverse la route sinueuse. Il ne retourna pas dans son service, ne fit aucun rapport. On n’entendit plus jamais parler de lui ni de ChatGPT.
 
Et le monde cessa de penser.


dimanche 20 avril 2025

Lieu Commun #14 - Jeux de mains

 

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1.    Où il sera fait usage de la main comme expression
 

Que voulez-vous que j’en fasse, moi, des expressions avec le mot main, populaires ou savantes, alors que je suis manchot de naissance ? Vous n’y êtes pas allé de main morte et je vais être obligé de passer la main. Voyez, vous riez déjà, vous raillez l’infirme que je suis, non, il ne faut pas écrire infirme, l’handicapé, mais non, il ne faut pas écrire handicapé, mais alors comment le dire ? Vous trouvez que c’est mieux, « en situation de handicap » ? Mais je crains qu’on n’ait pas encore atteint le fond de la bêtise. Alors je persiste, je suis infirme, étymologiquement.
 

Manchot, tout bonnement, ce qui ne m’empêche pas de jouer des coudes surtout dans les métros bondés, car il faut révéler ici la vérité, je suis le champion des pickpockets et on n’est pas près de me prendre la main dans le sac. Quel est mon secret ? Voilà la question. On voudrait le connaître de première main quitte ensuite à poser une main courante en sous-main : je ne suis pas né de la dernière pluie et ce sera niet. Je peux juste avouer que ce fut un long apprentissage, pour en quelque sorte se faire la main avec mon complice de toujours qui opérait de main de maître et qui, le cœur sur la main voyant mon état a bien voulu m’enseigner son art en me mettant les mains dans le cambouis. Pas question pour lui de s’en laver les mains, il m’a guidé d’une main de fer dans un gant de velours, je devais réussir, j’ai réussi, haut la main.
 

On comprendras désormais pourquoi les petites mains de la RATP sont sur les dents, font des pieds et des mains, ont parfois la main lourde mais jamais la main heureuse, et les journaux ne parlent plus depuis que de l’augmentation de la recrudescence.


 

2.    L’adhésif et la main
 

Le rouleau de ruban adhésif se nomme communément le rouleau de scotch. Pourquoi le mot qui sert à désigner un alcool écossais a-t-il chu dans l’autocollant, voilà un mystère que seuls les spécialistes du marketing de la maison 3M sauraient dévoiler. Il est posé sur la table à me regarder de travers, je parle ici du rouleau et de son support muni de la petite lame dentelée destinée à trancher le segment qu’on a dégagé et qui en réalité ne tranche jamais rien.
 

Le segment se rompt ailleurs et s’enroule aussitôt autour des doigts de la main désormais enserrée. Je deviens une sorte de capitaine Haddock à vouloir m’en dégager, à ceci près que le capitaine avait maille à partir avec un sparadrap alors qu’il était connaisseur en scotch.
 

Le support, également nommé « dérouleur à découpe facile », est un plastique vert vif qui jure avec tout le reste du bureau, raffiné et harmonieux, bois de chêne, cuir vieilli, cuivres astiqués ; c’est la lutte finale de l’artisanat à l’ancienne contre le modernisme bas de gamme, et je sais très bien qui gagnera la partie : le vert criard.


Il faut sortir le ruban de l’intérieur du dérouleur parce que l’amorce s’y est rétractée, blanc cassé d’un translucide suspect, et commencer à m’irriter l’ongle pour en chercher le bout invisible et aussi introuvable qu’indécollable. Un Everest de l’impossible. Je parviens enfin à détacher un coin, c’est l’ongle du pouce gauche qui a réalisé l’exploit les autres sont fendus, je tire et vient à moi la moitié de la largeur du ruban : victoire à la Pyrrhus, le pire serait de faire un tour complet sans décoller l’autre moitié.

 

C’est l’heure de la défaite et du renoncement. En y réfléchissant bien, cette belle image que je voulais fixer au mur n’est pas si belle qu’on croyait, elle sera aussi bien au fond du tiroir et je rendrai son rouleau en l’état à mon voisin. Ensuite, ensemble, nous boirons mon meilleur scotch.

Le 8 juin 2022