vendredi 7 novembre 2025

LES NUITS INSOLITES


Tout le monde peut te raconter sa nuit insolite, tout le monde a eu ou aura une nuit insolite à raconter. Une fois que tout le monde l’aura vécue ou inventée, bien sûr. Je n’ai aucune imagination et je n’ai jamais connu de nuit insolite. Alors je ne peux rien raconter et on se demande ce que je fais ici à écrire. Je me le demande aussi d’ailleurs et je farfouille dans mes pensées et dans mes papiers à la recherche d’un temps perdu qui viendrait me sauver de cet embarras. Voilà, j’ai trouvé.

Dans ma poubelle jaune gît un papier froissé jeté là sans réfléchir par un de mes colocs, la page centrale, celle que personne ne lit étant justement centrale, de la Gazette du Bocage le célèbre journal qu’on ne présente plus. Et, surprise, le titre de la manchette est : une nuit insolite. Alors sans avoir l’air et sans vergogne, je vais le recopier pour faire croire.

Le maire du village de Carrefour-sur-Gambette avait réussi à convaincre tous ses administrés de respecter l’arrêté communal publié six mois plus tôt : la nuit du 12 au 13, tout le monde serait tenu de dormir en dehors de sa ou ses propriétés, ou de sa location car il y avait aussi des locataires dans le village, à la belle étoile s’il faisait beau mais tentes et abris étaient autorisés en cas de mauvais temps ou de vent frisquet. Bien entendu, camping-cars et caravanes étaient strictement interdites comme d’ailleurs tout le reste de l’année, le village ayant depuis longtemps banni ces fauteurs de désordre, où n’étaient acceptés que les gens du voyage, bien établis tout là-bas derrière le petit bois.

Les palabres avaient été laborieuses et les réticences multiples mais il avait su y faire et, le jour venu ou plutôt la veille de la nuit, tout le monde était prêt pour l’aventure.

Officiellement, chacun avait gardé pour lui le lieu choisi, le nid douillet, champ de luzerne ou coin de sous-bois, discrètement aménagé au cours des semaines précédentes. Officieusement, de petits groupes s’étaient secrètement constitués, histoire de rire un bon coup et de boire le même, jusqu’à l’aube. La rumeur courait que des couples illégitimes s’étaient formés en prévision de l’évènement mais ce n’est pas la place dans cette gazette de propager des rumeurs infondées.

Depuis dix jours que régnait la canicule, cette nuit au grand air allait rafraîchir les idées de tous ; ce fut d’ailleurs l’argument final qui convainquit les derniers résistants. Le maire n’avait pas choisi la date au hasard, c’était une nuit de nouvelle lune et après un court crépuscule comme on les connaît par temps chaud et sous les tropiques, l’obscurité fit tomber sa chape.

Un observateur, journaliste par exemple qui aurait déambulé dans la rue principale ou dans les rues latérales car le travail du journaliste est de tout observer, un observateur donc aurait aperçu de furtives silhouettes errer en tous sens sans y voir goutte à la recherche du lieu magique aménagé avec soin. Par instant on devinait l’éclat d’une lampe de poche ou d’un téléphone, vite occulté, l’arrêté interdisait la lumière artificielle et l’éclairage public avait été coupé, forcément. Le ballet fantomatique a duré longtemps car l’obscure clarté des étoiles tant vantée était beaucoup plus obscure que clarté.

Pour dire les choses comme l’observateur les a observées puisque c’est lui-même qui les relate ici, plus personne ne savait où il était ni avec qui, tout juste s’il se souvenait de qui il était. Certains n’ont pas réussi à sortir du village, d’autres ont dormi dans le potager du voisin, il en est qui se sont perdus on les a retrouvés deux jours plus tard. En vérité, ils avaient dû le faire exprès pour s’accorder à la rumeur. Quant aux premières lueurs de l’aube, on se demande encore ce qu’elles sont devenues.

Il n’y a rien d’autre à raconter, sinon pour satisfaire la curiosité du lecteur insolent : qu’a fait le maire cette nuit-là ? L’observateur zélé avait devancé la question et s’était intéressé de près aux faits et gestes de l’édile. Vous le croirez si vous voulez, le maire a dormi profondément dans son lit du soir au matin sans être dérangé à aucun moment pour la première fois depuis son élection.



 

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