Le ponton aux sirènes.
Vous avez tous entendu parler des sirènes. Les filles de Terpsichore, certains diront Calliope, et d’Acheloos, les filles à la belle voix persuasives et veloutée. Seul Ulysse écouta leur chant mais il ne put se détacher du mât impassible. La plus connue est Parthénope la napolitaine ; il en est d’autres moins célèbres, sans nom mais à l’ombre attirante que l’on poursuivrait jusqu’à oublier d’être.
Ces ombres là, c’est Pénélope qui me les a racontées. Je ne vous présente pas Pénélope, vous la connaissez bien mieux que moi, je n’en sais que ce qu’elle a bien voulu révéler et inventer, et je m’en tiens aux inventions et aux révélations. Elle n’est pas de celles qui font tapisserie et qui se morfondent au milieu des vers d’Homère en attendant le navigateur. Elle est la Pénélope voyageuse qui enjambe les océans, et tandis qu’Ulysse boucle ses devoirs à la maison, elle explore les îles parfumées, les cascades joyeuses et les Abymes dédaléens.
Pénélope m’a raconté un jour son aventure avec la sirène sans nom. L’innommable sirène. On la savait évanescente, il fallait d’abord marcher jusqu’au bout du ponton. On a prétendu que c’était le plus long ponton de tous les pontons longs, mais non. Que c’était un ponton de papier là collé sur le mur. Qu’il s’allongeait au fur et à mesure jusqu’à nous mener derrière l’horizon des pontons, là où la terre s’arrête et où la chute devient silence faute de fond.
LA PHOTO DE JERÔME
Laissez prétendre. C’est un ponton comme vous et moi, planté sur les rochers noirs de la réserve, et il aurait montré sa banalité au grand jour si le miracle du grand angle ne l’avait transfiguré. Grandeur de l’œil du photographe qui voit ce que nul ne voit, et toujours quelques dixièmes de seconde plus tôt que tout le monde quand par hasard le monde voit.
Il faut marcher jusqu’au bout du ponton. Pénélope a marché jusqu’au bout du ponton avec ses filles. Elles voulaient aussi voir l’ombre de l’ombre de la sirène sans nom. Je ne vous présente pas les filles de Pénélope, vous les connaissez mieux que moi. Je vous l’ai dit, invention et révélation. La louve, fine et redoutable, l’œil acéré tombé dans la marmite photographique avant de savoir parler. La boule de feu, étoile du sud, d’où jaillissent émeraudes et rubis et l’auréole magique. Et, silencieuse sur ses petons coussinets, last but not least, la féline jamais en reste et parfois pelotonnée.
Au bout du bout, on se penche un peu et on la voit, on croit voir. Ombres rapides, furtives, un lièvre ne pourrait les suivre. Ce jour là, sœur Anne ne voit rien venir que l’eau qui clapotoie. Pénélope n’avait pas traversé les mamelles de Tirésias pour un tel lapin. Tout le monde à l’eau, Lagardère iratatoi. Quatre plongeons répondent aussitôt, ce n’est pas une sirène évanescente qui va se jouer de l’équipe, la mer est calme, l’eau fraîche, l’alizé soyeux.
Vous connaissez la suite, Pénélope vous l’a aussi raconté. Elles ont vu l’ombre de l’ombre, puis l’ombre, et enfin elles ont arraché la preuve, un peu floue la photo j’en conviens, mais on la reconnaît dans son halo, l’innommable. Dans le petit monde des sirènes, on ne comprend toujours pas. La procédure s’était pourtant bien déroulée comme prévu et comme elle se déroule toujours, une fois par an en moyenne, la brève apparition au début, les manœuvres d’éloignement, le cousin Poséidon qui monte les vagues et met le courant, et Alizé qui gonfle les joues. Pourquoi ce ratage?
Pénélope le sait, ce qu’il advint. Il fallut soudain transformer en jeu et en concours ce qui devenait une boule là au creux surtout ne pas qu’elle gonfle, allez on joue, le gagnant aura la glace la plus grosse là bas le monsieur il attend. Il fallut rire contre vent et courant, rester derrière en menaçant de doubler sans pour autant s’essouffler, et si la fatigue gagne que personne ne voit la fatigue dans les yeux de Pénélope mais seulement le jeu, la glace, le monsieur là bas. L’œil acéré avait un drôle de regard, et la boule de feu un air mouillé, et la féline lorgnait le dos de maman, quand enfin le sable noir prit pied sous leurs pas.
Je me souviens ainsi d’une voie ferrée traversée où le train en cachait un autre et d’où je fus tiré sur le quai par une main maternelle vigoureuse et je pèse mes mots ; je me souviens du bout de papier que je gardais précieusement au creux de la paume et qui alors m’échappa. J’en demeurai inconsolable. Ce n’est pas exactement du bout de papier dont ma mère a dû se souvenir le restant de ses jours. J’avais cinq ans, et moi, c’est le bout de papier qui me manque encore.
Je ne sais pas ce dont se souviendront les trois magiciennes, de ce jeu de l’ombre, du ponton et de la glace. Je suis sûr que Pénélope, elle, ne l’oubliera jamais. Comme un palpitement secret et doux, où la vie un instant prend toute la place, juste la vie, là, hic, nunc. Et l’amour des siens.
Elles ont retrouvé Ulysse qui, tout étonné, s’est demandé pourquoi ces quatre là autour de lui soudain lui semblaient à ce point indestructibles.
3 commentaires:
Une nouvelle contribution au jeu de la photo. Etonnant non ? j'ai adoré.
Pénélope est de tes intimes, il y a de quoi rêver. Cent fois sur le métier à remettre l'ouvrage. Inlassablement.
A suivre, jusqu'à oublier d'être. Aller au bout du ponton et pouvoir ne pas en revenir. Ce soir elles me chantent lwgcis, c'est fascinant devant les lumières de San Francisco
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