mercredi 10 avril 2013

Le phare et l'hygiaphone


L’homme était planté devant l’hygiaphone. Carré comme un habitant d’Ovalie, il me barrait la vue et je n’entendais que ses protestations. Entre deux courts silences me parvenait la voix éraillée du fonctionnaire dans le petit haut-parleur. Je ne comprenais rien ou presque, le monsieur voulait embarquer pour le prochain départ vers le phare mais il n’y avait plus de bateau à cette heure-ci à part le petit qui ne servait qu’aux marées descendantes.

Un mot revenait souvent, j’avais fini par le deviner, mascaret. Le petit bateau n’y résistait pas, il était hors de question de sortir dans l’estuaire à la renverse des marées. Les gros bateaux des touristes ne rentreraient pas à Royan avant une bonne heure et ensuite il sera trop tard. D’ailleurs on ne part jamais avec un seul passager.
 
Le monsieur fulminait. Contre la terre entière en général avec ses phénomènes hydrauliques et oscillatoires, ses marées et ses mascarets, contre la Gironde jaune que si on la met dans un verre on y voit à travers alors ne dites pas qu’elle est sale, contre l’administration en particulier et ses fonctionnaires bornés et planqués derrière des hygiaphones indestructibles. Comment créer des contacts humains à travers une vitre et un micro mal réglé, alors même que le voyage au phare était pour lui une question de vie ou de mort.
 
Il ne savait pas, le rond-de-cuir, que le mascaret de Cordouan avait déjà emporté sa mère puis peu de temps après ses deux frères et sa sœur. Il ne voulait pas le savoir, il appliquait le règlement et entre nous il avait raison ; de l’autre côté de la vitre l’homme voulait embarquer coûte que coûte, il agitait ses liasses, c’était le jour, c’était l’heure, c’était le moment.
 
Seul lui importait d’être au pied du phare dans une heure. C’est toute l’histoire de sa famille qui aboutissait ici et maintenant, cet instant précis, la renverse de la marée et la vague fatale à laquelle, il le savait, lui, à coup sûr, il survivrait, et qui ainsi le rendrait immortel.

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