mercredi 14 juin 2017

KERTESZ


La photo de Kertész est connue. Sait-on son histoire ? Connaît-on le dessous des cartes ? Non certes. Alors je m’en vais révéler ici la vérité, la vraie vérité que je tiens d’un cousin du beau-frère de mon collègue de bureau de la deuxième compagnie pour laquelle j’ai travaillé il y a très longtemps. C’est dire à quel point cette vérité est vraie.
 
L’affaire avait défrayé la chronique. Les journaux télévisés en faisaient leurs choux gras et les chaînes d’infos continues passaient en boucle les vidéos des caméras de surveillance et des téléphones portables des touristes : tous les personnages peints et sculptés du Musée du Louvre s’étaient évadés l’autre jour entre 14h15 et 17h12 au vu et au su de l’affluence et personne n’avait pu les arrêter. La police était sur les dents, on avait décrété l’état d’urgence, et on en avait déjà récupérés quelques uns. On avait mis la main sur la Joconde qui ne souriait plus et sur la Victoire de Samothrace qui n’avait plus toute sa tête. La Vénus de Milo c’était pire, les bras m’en tombent.

Mais l’essentiel avait disparu. On peut le dire, tous ces évadés avaient bien ourdi leur complot et leurs points de chute avaient été choisis avec grand soin. Ainsi, Socrate et la Liberté de Delacroix avaient décidé d’abriter leurs ébats dans une petite chambre de bonne mansardée de la Rue de la Boétie, ce qui est un double pléonasme, dans cette rue Haussmannienne les chambres de bonnes sont toujours mansardées et petites. Mais pour être pléonastique leur cachette n’en était pas moins introuvable. La Boétie, il y avait longtemps que Socrate voulait habiter chez le périgourdin, et Madame Liberté, pourvu qu’elle soit avec son philosophe, serait allée en enfer.
 
  • « Tu crois que c’est prudent de se montrer aux carreaux, lui dit elle.
  • - Ils ne nous chercherons jamais ici. Tous les étages de toute la rue ont été transformés en bureaux, les chambres de bonnes sont devenus des dépotoirs à cartons d’archives oubliées ou compromettantes.
  • - Mais les hélicos qui tournent ?
  • - Justement, ils tournent. Ils dirigent le flot des inspecteurs à travers les rues pour être sûrs de tout balayer en se renforçant sur les parties intellos de la capitales, je vois bien leur manège d’ici, cinquième, sixième, onzième, douzième, un peu du côté de Drouot mais ce n’est pas notre quartier et beaucoup du côté de Rochechouart et Barbés bien plus au nord. »
Liberté s’inquiéta : « Là-bas je vois un vigile devant Saint-Philippe du Roule.
  • - Non, il pose des contraventions. Samedi est son meilleur jour, tu penses bien qu’il ne va pas lever le nez de ses souches.
  • - Dis-donc, Socrate, tu es bien au fait de la vie parisienne !
  • - C’est que j’en ai entendu, des bavardages autour de moi au Musée. Il n’y a pas que Saint-Philippe, Saint-Honoré et La Boétie ; les usages de Tokyo, de New-York ou de Londres n’ont pas de secret pour moi.
  • - Tu pourrais voyager à travers le monde sans te faire repérer alors ?
  • -Exactement. Il n’y a sur terre qu’un seul endroit que je ne sens pas.
  • - Lequel, mon chou ?
  • - Tu aurais dû deviner ; Athènes, forcément. Déjà je n’en suis pas parti dans de bonnes conditions et j’ai mis très longtemps à m’en remettre. Ajoute ce Platon qui m’a caricaturé à force de me faire dire ce que je n’aurais jamais osé penser, j’aurais l’air de quoi si j’y retournais ? Il était pourtant bien mignon, le petit Platon à son arrivée dans mon équipe. Mais il a mal tourné en vieillissant, surtout après mon procès. Il s’est mis en tête que face à une telle injustice, il y avait nécessairement quelque part de la Justice, du Vrai, du Beau, du Bien, et qu’il suffisait à un bon philosophe de les trouver pour les répandre dans le monde. Pauvre fou, et l’on croit encore aujourd’hui à ces sornettes. Le pire est qu’il n’y a jamais de touriste grec dans ce musée, à croire qu’ils n’ont pas un rond pour venir me voir.
  • - Moi non plus ils ne viennent pas me voir, et pourtant il est beau mon décolleté.
  • - Ce sont des grecs ma chère. Mais ne concluons pas trop vite, tu sais comme je m’en tiens philosophiquement à ce que j’observe et que je me garde de toute extrapolation, comme vous dites vous autres d’après Jésus-Christ.
  • - Tu sais, moi, quand je bondissais par-dessus les barricades avec mon drapeau sous la mitraille, je ne m’embarrassais pas avec des mots compliqués.
  • - Moi non plus. Il a fallu que les philosophes s’en mêlent et nous emmêlent avec leurs étymologies tordues puisées dans ma propre langue maternelle. Du coup, je n’ai aucune idée de ce qu’Athènes est devenue ni même si cette ville existe encore. »
Liberté interrompit Socrate dans sa nostalgie et s’écria : « Regarde, là en bas, je vois un photographe !
  • - Oui, il nous a pris. Mais son appareil est un ancien modèle, on dirait une de ces chambres noires à plaque de verre des années trente, un pro-ICA sans doute. Il va lui falloir du temps pour faire le tirage et plus encore pour le répandre dans le monde. J’ai cru reconnaître sa tête, ce doit être Kertész, un copain hongrois qui est passé plusieurs fois me voir au Musée il y a longtemps. Je le croyais mort.
  • - Il l’est peut-être, puisque nous sommes vivants.
  • - Objection retenue. Mais on ne va pas pouvoir rester ici.
  • - Je n’ai rien à me mettre.
  • - On va trouver une solution ma belle. Il n’y a personne dans les bureaux un samedi, on y aura bien oublié un imper ou une redingote selon l’époque où sera situé l’étage que nous visiterons. Et quand on se nomme Liberté, on n’a pas peur de son vêtement, n’est-ce-pas, jolie fugueuse ?
  • - Mais oui mon bon Socrate. Mais c’est toi qui va chercher. Et si tu ne trouves rien, tu pourras toujours te servir dans les conteneurs à vieux vêtements que je vois devant l’église, à l’angle Boétie-Roosevelt. Je vais t’expliquer comment les ouvrir, dans ce quartier les vieux vêtements sont chics.
  • - La Liberté a toujours de la ressource, à ce que je vois. Voilà trois mille ans qu’elle ne vieillit pas, et je compte au plus court. En attendant, nous allons nous reculer un brin et ne plus faire de bruit, moi je me drape dans ma dignité et je pars en chasse. Toi tu te reposes un peu, car il pourrait y avoir encore de la mitraille, comme tu dis. »
Ce qui fut dit fut fait. L’on ne retrouva plus jamais Socrate qui avait enfin saisi sa Liberté.

Aucun commentaire: