samedi 24 février 2018

Histoire de WOODY ALLEN


Une liste de mots : fleur, cadavre, jardin, bleu, courir, vivement, extase.
Dans cet ordre, à raison d’un par paragraphe (environ)


Voilà c’est fait. Depuis quarante années comme un métronome infatigable il nous tourne un film et nous le donne à voir. Il nous fait son cinéma.
 
Et métronomiquement nous allons nous enfermer dans une de ces vastes salles de plus en plus obscures et de plus en plus confortables, il est loin le temps du champo, afin de se croire durant 90 à 100 minutes intelligents et sensibles. Cette fois encore, sans vouloir lui faire une fleur, ce fut le cas. Certes, sur la durée, il y a eu des hauts et des moins hauts, on ne va pas crier au chef-d’œuvre à tous les coups et on est parfois légèrement déçu. Mais légèrement, tout est dans la légèreté ici, y compris face au tragique. D’ailleurs, pour qu’un chef-d’œuvre le soit, il lui faut la patine du temps, du souvenir, de la répétition et du retour. Gare à l’usure et à la déception, alors ne crions pas au chef-d’œuvre dans la précipitation et ne boudons pas notre plaisir immédiat. Car il est là, le plaisir, année après année, et ce sont nos descendants qui décideront, pour les chefs-d’œuvre. Moi j’en suis à La grande illusion, La prisonnière du désert, La nuit du chasseur, La mort aux trousses, et quelques autres, de la génération d’avant. Les temps a passé et la patine s’est imposée.
 
Ces quarante années sans véritable cadavre hormis dans certaines de ses histoires, ou plutôt cinquante années mais je ne tiens pas à me trop vieillir, ont commencé avec Annie Hall, je n’avais jamais vu de film de Woody Allen auparavant personne n’est parfait, et le métronome s’est mis en route.
 
Je suis bien conscient ici de jeter une pierre dans le jardin des féministes de tout poil et de toutes obédiences. Il leur est venu cette idée que désormais aucune œuvre de Woody Allen ne serait présentable, quarante ou cinquante années d’un travail immense tout juste bonnes à mettre au panier, avec en prime un petit crachat de mépris. Nous connaissons tous le motif de cette vindicte, les attendus, le verdict : ce monsieur a suborné la fille de sa propre femme sous son propre toit et l’a entraînée dans son lit. Ne cherchons pas à démêler la question du consentement, la cause est entendue. Elle est en tout cas très compliquée et je ne mettrai pas le doigt dans cet engrenage, ni pour ni contre. Je décide ici que la cause est entendue sans sous-entendu. Les faits datent un peu mais tout le monde aujourd’hui se réveille et réclame un bûcher de celluloïd.
 
Du calme s’il vous plaît ! Ai-je tenté de minimiser la faute ? Ai-je justifié quoi que ce soit ? Où sont les excuses foireuses et les arguties tendancieuses et hypocrites qui transformeraient cette faute morale grave en péché véniel et subalterne ? En réalité, je ne connais rien de cette sordide affaire et je me contente ici de croire sur parole ce qu’en disent les bonnes âmes outrées de ce comportement odieux. Ne comptez pas sur moi pour venir défendre l’ogre sous quelque prétexte que ce soit, et je veux bien moi aussi hurler avec les loups et même y aller de mon petit crachat tout bleu. Ainsi Monsieur Allen, vous voici mis en examen devant le tribunal de moi-même pour abus d’autorité caractérisé, mise en souffrance de la plus adorable des femmes, la chère Mia Farrow, et relations sexuelles avec une mineure de moins de, ah, je ne sais plus l’âge de la donzelle, mais il est certainement très bas. Pour cela et plus encore, monsieur Allen, vous êtes condamné au nom de moi-même, et toute votre œuvre passée présente et à venir ne constitue en rien une circonstance atténuante.
 
Je serai difficilement plus clair. Voyez, ce n’était pas la peine de se mettre à courir dans tous les sens. Je ne suis pas la justice des hommes. Celle-là est installée dans ce qu’on nomme des tribunaux, avec tout le décorum assorti. Magistrats, officiers, avocats, charge et décharge, contradictoire et plaidoiries, argumentaires et témoins s’y croisent et s’y confrontent et parfois en surgit, à titre provisoire et circonstanciel, une vérité, à la surprise générale. C’est l’idée, et si on peut rêver mieux, il y a pire. Elle devra se charger, ou s’en charge déjà, du cas Woody et de la souffrance Farrow. Elle ne m’empêche pas d’en penser ce que j’en pense et de mettre Woody à mon petit pilori personnel. Condamnation sans peine et sans conséquence mais qu’importe. Je ne suis pas non plus le justicier du Far-West aux colts d’or plus rapide que mon ombre. A chacun son job.
 
Voilà tout. Je vois que nombreux sont les justiciers en goguette qui veulent en découdre au mépris de toute règle de civilisation, et qui veulent, au nom de leur justice à eux car ils se prennent pour dieu sans se rendre compte qu’il n’existe pas, me priver du plaisir d’aller voir et revoir chaque année un ou deux films de Woody Allen dont le dernier opus d’avant-hier soir, une roue merveilleuse. Je les invite vivement à se souvenir que Caravage était un voyou et un assassin de la plus basse espèce ; ses tableaux sont-ils des croûtes à brûler ? Et Villon ; devrait-il passer au pilon sous prétexte de gibier de potence ? Et Molière lui-même, le grand Jean-Baptiste de Pézenas, n’a-t-il pas suborné Armande Béjart, la fille de sa femme Madeleine, sous son propre toit, dans son propre théâtre ? Quant à Platon et les petits garçons, c’est une très longue histoire et qu’on ne vienne pas me dire « o tempora o mores », sinon je vais hurler à l’excuse foireuse et à l’argutie tendancieuse, comme certains en recherchent pour Woody et ses comparses. J’en passe, et des meilleurs.

Alors condamnez tant que vous voulez, proclamez votre détestation, demandez à la justice instituée d’agir si elle le peut, civile ou pénale comme vous voudrez ou pourrez, mais de grâce ne me privez pas, moi et tous les autres, de ce que ces artistes, ces créateurs, ces inventeurs, aussi répugnants puissent-ils être, me procurent parfois, l’extase.

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