mercredi 14 mars 2018

La Chute de ROME


C’est un secret si bien gardé qu’il est devenu polichinelle : nous autres chats, nous savons toujours où se trouve notre maison. On ne me fera jamais prendre une vessie pour une lanterne et je sais que la porte fermée juste là-devant est la porte de chez moi. Quand ma mère m’a chassé d’auprès d’elle au moment des six chatons suivants, il y a tant de lunes, j’ai cru errer sans fin et sans espoir et j’en ai traversé, des orages, des avenues, des jardins et des saisons. Mais ici c’est terminé, je suis arrivé sans conteste, cette grosse bâtisse en briques un peu à l’écart du vacarme est la mienne, elle m’attend.
 
Voilà sept jours et sept nuits que je réclame mon dû. Mes miaulements sont encore un peu frêles, mais n’est-ce pas ainsi que les portes s’ouvrent le mieux ? J’ai vu entrer et sortir des petits et des grands humains, les petits me regardent et poussent des cris de petits humains, d’ailleurs plutôt accueillants et intéressés, mais les grands font comme s’ils ne me voyaient pas alors que si, et leurs cris modulés sentent le roussi.
 
Comment peuvent-ils à ce point refuser l’évidence et occuper la place qui est la mienne ? On ne leur a donc rien appris à ces gens là ? Hier j’ai tenté un passage à l’improviste, profitant d’un instant d’hésitation où l’un des deux grands humain a rebroussé chemin après avoir ouvert la porte. Mais un petit a surgi en criant « le chat, le chat », il m’a attrapé, ils sont vifs ces gamins, et le grand humain à la crinière bouclée m’a pris des mains de l’enfant et m’a jeté sur le perron, jeté, c’est le mot.
 
Perron, il m’a fallu du temps pour comprendre ce qu’ils désignaient ainsi, mais j’ai beau toujours retomber sur mes pattes le premier contact avec lui a été rude. Alors voilà, maintenant je me tiens devant et inlassablement je proteste de ma petite voix dont les harmoniques élevés finiront bien par les faire craquer. Pas question pour moi de revivre un hiver comme celui qui vient de se terminer sans feu ni lieu, sans foi ni loi, sans rien de bien. C’est mon obstination à errer vers nulle part qui m’a mené devant ma maison, elle m’y fera bien entrer un jour.
 
Au soir du onzième jour à la onzième heure, j’ai senti un frémissement. Mais déjà des signes imperceptibles s’étaient manifestés, ma mère m’avait appris à les repérer avant de me chasser : les cris modulés des humains, je sais désormais que entre eux ils nomment cela la parole, se faisaient plus doux chez les grands et parfois leur regard glissait vers moi ; les petits, surtout lorsqu’ils se trouvaient seuls sur le perron et que personne ne les surveillait, s’accroupissaient et me murmuraient des chuchotis, tendant parfois la main vers moi mais pas fou, je ne me laissais pas saisir. Un fois avait suffi. Je comprenais que mon obstination commençait à faire effet.
 
Et le soir du onzième jour, après une interminable pluie glacée de printemps commencée la veille, j’entendis des exclamations derrière ma porte, les humains n’en finissent pas de jacasser avant de faire quoi que ce soit, et au bout d’un moment je vis sortir l’un des gamins, le plus petit, avec à la main une soucoupe remplie d’une eau toute blanche qu’ils appelaient du lait, je l’ai su plus tard. Il l’a posée vers moi et m’a parlé, m’invitant sans doute à boire. Puis il s’est reculé et s’est assis sur le pas de la porte pour attendre. Quelle drôle d’idée ! Boire, après toute l’eau qui était tombé ! Et du lait ! A-t-on jamais vu un chat boire du lait ? Ma dernière souris remontait à trois jours et il me fallait plutôt de quoi jouer quelques heures avant de faire craquer les os que ce liquide indigeste. Du lait, et puis quoi encore ?
 
Seulement voilà, la question était la maison et non la gastronomie. Je ne pouvais dédaigner le signal. Alors je l’ai bue, leur soucoupe, en forçant sur les signes de plaisir que j’étais supposé éprouver. Et c’est ainsi que je suis entré chez moi pour toujours.

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