lundi 16 avril 2018

UN CONTE DE FEE

L’œil du cyclone

Je suis agent d’entretien à la centrale atomique. Tout le monde m’appelle Vladimir. Je n’ai pas de nom de famille. On m’a trouvé le soir de la Saint-Vladimir emmailloté tant bien que mal et c’est une chance qu’on ne m’ait pas trouvé la veille. Je vis dans un gourbi à la lisière de la ville. Assez tôt j’ai commencé à aider les voisins, puis les gens du quartier, de petits travaux insignifiants qui rendent bien service. Je n’ai rien étudié mais j’apprenais bien.
 
C’est ainsi que je me suis trouvé cet emploi. Tous les travaux subalternes et peu gratifiants mais indispensables à la bonne marche générale m’incombent et je les accomplis à mon rythme sans avoir à rendre compte, du moment qu’ils sont faits. La dizaine de cadres qui tient la tête de l’usine se repose sur moi pour tous ces détails et chacun pense que je suis à son service exclusif.

Depuis deux ans, j’ai une amie. Elle vient souvent, reste avec moi deux ou trois jours puis disparaît, toujours enjouée et tendre. Je devine qu’elle n’est pas de mon monde, à sa façon d’arranger la disposition de mes affaires dans mon gourbi, mon palais.

Mon cerveau n’est que du vent, une brise légère et douce, et seul mon corps connaît ce qui me fait travailler, les gestes précis ou le coup d’œil expert. Ce soir mon amie est là mais je dois m’absenter pour la nuit. Un exercice surprise commence à la centrale et la présence de tous est requise. Comme toujours je n’aurai rien à faire sinon regarder ces messieurs boire : les exercices sont le prétexte à des libations loin des familles. Pourtant, il règne une atmosphère de complot dans la grande salle. Chacun des dix pontes me prend à part et me confie une tâche, ce qui m’en fait dix à accomplir en secret pendant la nuit. Sans rien savoir, je vois bien qu’elles sont incompatibles entre elles. Nul besoin de compétence : une vanne doit être ouverte ou fermée, et non les deux à la fois.

Transparent à leurs yeux, ils n’hésitent pas à répondre à mes questions me croyant leur confident. Par recoupement je comprends que le Grand-Chef-de-la-Capitale-de-Toutes-les-Provinces doit venir le lendemain matin et que chacun tente de saboter le travail de ses chers collègues afin d’apparaître au dernier moment et devant le Grand Chef, surnommé le Tsar tant il est redouté, comme le sauveur ultime. Histoire de devenir enfin seul Calife de l’usine.

La brise légère qui me sert de pensée se met à souffler en rafales, signe annonciateur de tempête. Il me faut surveiller la nuit de près, je suis le lampiste de cette affaire. Je me faufile dans la salle de contrôle où personne ne me remarque bien que m’ayant vu, de l’avantage de la transparence prolétaire. Les beuveries battent leur plein. Les écrans de surveillance semblent en détresse, ils clignotent comme jamais, des signaux sonores s’entrecroisent, des voyants grillent sous mes yeux, l’alcool de grain continue de brûler les gosiers insatiables. Soudain une sirène se met à hurler, et cette fois plus personne ne peut l’ignorer. Les dix ivrognes, car ils ne sont plus ni chefs ni ingénieurs ni savants, juste des ivrognes, sont au diapason des écrans et clignotent d’incertitude. Plus aucune manœuvre ne peut interrompre l’emballement du réacteur, chacun ayant provoqué de quoi empêcher les autres de ralentir la fission ; les crayons de combustible commencent à fondre.

Mon amie m’attend devant la centrale dans un petit café que nous aimons bien. Il y a désormais danger mortel pour elle, seule la salle de contrôle est protégée d’un accident majeur. Cette idée me donne des ailes et me propulse aux tableaux de commande, tout à coup je sais quoi faire, je ne sais pas pourquoi je le sais mais je le sais, à force de les voir pianoter et entendre ânonner les consignes. Il faut pousser huit boutons poussoirs (forcément) dans un ordre bien défini pour que les circuits de vapeur se remettent en route et que les alternateurs repartent à pleine puissance. L’opération prend une heure sous les yeux effarés des chefs devant ce qui ressemble à un barbarisme technique majuscule, une hérésie capitale.

Les rafales de vent dans ma tête sont devenues un véritable ouragan qui balaye tout, seule importe la survie de ma belle. Et, c’est magique, les écrans s’apaisent, la sirène se tait. Toute cette énergie balancée dans le réseau à grand renfort d’alternateurs poussés à bout permet de ralentir enfin le processus d’autodestruction, de solidifier les bouts de crayon déjà perdus et de laisser le temps de trouver une solution durable, car tout dépend désormais de la bonne volonté des matériels sollicités au-delà du raisonnable. J’aurai de la chance, le pays aussi, la panne interviendra trois semaines plus tard quand tout aura été mis à l’abri.

Le cyclone mental est à son comble quand arrive enfin le Tsar. Je vois à leur regard à qui mes chefs vont tous faire porter le chapeau, pour une fois d’accord. Il convoque tout le monde dans la grande salle, je ne peux me défiler. Des appariteurs musclés me placent au premier rang. Le Tsar et son escorte entrent sur l’estrade. Le cyclone vient de passer en catégorie cinq, aucun œil en vue. On m’a souvent expliqué que l’œil du cyclone n’est pas le pire moment de la catastrophe, mais le meilleur, celui où l’on croit que tout s’apaise pendant quelques heures avant que tout ne reprenne plus violemment que jamais, et dans l’autre sens. Œil ainsi doublement trompeur.

Dans l’escorte du Tsar, une fille. Stupeur, c’est mon amie. Silence total en moi, le vent vient de tomber, m’y voilà dans ce fameux œil comme une glaciation de l’esprit. Paralysé, terrifié, statufié. Tant de question surgissent qu’aucune ne franchit le seuil de l’exprimable. Je n’entends pas le discours du Tsar où chacun en prend pour son grade à voir leurs têtes basses mais comme je n’en ai aucun, de grade, il n’est pas question de moi.

Le voici qui me demande de monter sur l’estrade. Une force obscure me soulève et me pousse sur le petit escalier latéral. Je suis debout dans le projecteur et dans le silence de mort de ma tête. Elle est là, tout près qui me regarde sous ses cils immenses et tendres, ils sont tous là en bas qui me regardent comme un peloton d’exécution, il est là le Tsar qui me regarde d’un air circonspect. Pourtant c’est bien lui qui me parle, qui me félicite, qui me fait applaudir par ceux-là même qui ne me voyaient même pas il y a quelques heures. C’est bien lui qui me nomme Calife Unique de l’Usine avec mission de remettre en route le réacteur endommagé une fois maîtrisé.

Avec un à propos extraordinaire, mon amie alors se met à parler interrompant le Tsar dans sa péroraison, acte en principe insensé ; elle dit de cette voix mutine que j’aime : « Papa, c’est cet homme que je veux épouser », en me montrant du doigt. Je suis dans l’œil du cyclone et ma petite amie est la fille du Tsar. Je me souviens de la leçon : «profite des quelques heures de calme pour renforcer ce qui doit l’être, car les vents vont reprendre dans l’autre sens et tout ce qui a tenu, ébranlé, sera emporté». Voilà ce que je dois faire tout de suite, sinon pauvre de moi !

J’ai marié la fille du Grand Chef. Cerné par la haine des messieurs bien comme il faut, j’entends dans ma tête le hurlement des vents de l’enfer qui m’attendent désormais pour me descendre du piédestal où les vents précédents m’avaient porté sans que je l’aie voulu.

A nous deux, l’œil !

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