lundi 25 mars 2019

Objets inanimés 5 . Danser sur pointes




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Imagine un objet minuscule et léger. Si léger qu’il faut éviter d’éternuer dans les parages sous peine de le voir voler dans un recoin inaccessible, parfois invisible. Il est protégé par un petit boîtier transparent car la seule pression de deux doigts pourtant attentifs suffirait à l’écraser. Il a un corps en plastique rigide noir articulé, une petite poignée basculante qui permet de le tenir et un abdomen muni de trois excroissances. Deux latérales également en plastique noir, ou serait-ce de la bakélite, permettent de l’emboîter dans un réceptacle plus vaste, et une centrale en métal fin, un alliage de cuivre sans doute, munie d’une pointe à son extrémité extérieure, que seule une loupe permettra d’identifier comme une pointe. Si le grossissement de la loupe est suffisant, tu devineras qu’il s’agit d’un petit cristal transparent. La petite poignée basculante se rabat côté pointe, comme un volet pour la protéger. On dirait un insecte.
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Tu as reconnu une tête de lecture de disques microsillon, ci-devant vinyles.
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Cette pointe de lecture est la dernière d’une longue lignée de pointes de lecture. L’avant-dernière plutôt car la dernière est encore emboîtée dans le bras du tourne-disque, mais c’est la dernière à avoir été usée par les musiques qui se sont succédé sous elle, jazz ou java, baroque ou lointaine, sonate ou décibels. Je l’ai là sous les yeux à cause de sa rareté. Pour pouvoir m’en procurer une nouvelle, rien ne sert de donner la référence au vendeur hagard que j’interpelle, voilà quarante ans que le tourne-disque imperturbable tourne les disques et les catalogues de pointes on effacé la trace du modèle. Le vendeur ne connaît que les gargarismes à base de nouvelles technologies, tout content de m’en mettre plein la vue alors que ce n’est pas ce que je cherche, et je dois donc montrer l’objet du délit afin de l’obliger à réfléchir.
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Comme il n’a pas été formé à cette tâche, il appelle le chef de rayon qui appelle le directeur qui appelle la centrale d’achat qui envoie un catalogue archivé sur l’écran du vendeur, où il finira par trouver une image ressemblante. L’insecte agrandi quinze fois me permet enfin de le valider et je peux passer commande et attendre trois semaines. Il y a encore des mains chinoises qui assemblent ces précieux outils, tout le monde n’a pas oublié que les vinyles se portaient bien.
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Un jour il faudra pourtant que je me décide à changer de platine, avec un insecte plus courant. C’est toute l’histoire de la musique nécessaire qui tient dans ces trois grammes d’hydrure de carbone, de nickel-cuivre et ce soupçon de diamant. Pour la raconter je ne pouvais pas apporter dans ma poche la TSF paternelle de 45 kilogrammes équipée d’une platine à microsillons et qui trônait dans la salle à manger d’enfance depuis 1952.
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Je ne me souviens pas de la musique familiale avant mes sept ans, sinon un phonographe à manivelle qu’on sortait solennellement pour passer des chants de Noël à Noël, bien entendu. Puis on le rangeait jusqu’à l’année suivante. Je suppose que mes parents écoutaient des disques le reste de l’année quand nous étions endormis, il nous reste une collection de 78-tours empoussiérés. Mais la musique est définitivement entrée dans ma vie avec cet énorme meuble radio, beaucoup plus amplifié que la boule grésillante du phonographe. Et le petit insecte en est le dernier avatar, la preuve de ce virus inoculé par le passage du son dans les montées d’escalier jusqu’à mon lit d’enfant.
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C’est pourquoi il restera dans sa cage transparente, quitte à rendre fous tous les vendeurs de la FNAC encore en activité.

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