samedi 27 avril 2019

Objets inanimés 7 - Le caillou


Le caillou

Le chemin était comme le chemin de la fable, en pire. Montant, malaisé, sablonneux, et ces mouches qui ne cessent de nous tourner autour. Nous voulions monter en haut de la montagne d’où la vue était magnifique ; le guide nous avaient entraînés là, vous verrez disait-il c’est plus court. Tout lui avait l’air facile et il semblait savoir où il était, mais il avait oublié nos âges et nous houspillait comme des garnements paresseux, tout frétillant en tête du groupe quand nos cœurs et nos muscles manifestaient un net début de lassitude. J’étais loin derrière, je transpirais et je croyais reculer de deux pas à chaque pas, dans le sable instable.


Elle ne finira donc jamais, cette côte. Au départ il paraissait proche pourtant, ce petit sommet, cette montagne à vaches. Je n’aurais jamais dû le penser à haute voix, montagne à vaches, ma colline s’est vexée et s’est haussée du col, pour sûr.


Le chemin a tourné à une rupture de pente. Au lieu de viser directement le sommet, il a pris un petit air de détour me laissant souffler un peu dans le faux plat. Le sable avait fait place à la roche native qu’il avait fallu briser pour permettre le passage. Content de trouver un rythme raisonnable et de sentir sous moi la terre ferme, je me suis distrait dans les arbustes et les paysages lointains qui commençaient à apparaître, et bien entendu mes pieds se sont entravés dans une pierre mal dégrossie.


Je suis tombé de tout mon long, elle était vraiment ferme, la terre ferme. J’avais mal. Rien de grave, mais furieux du piège de la montagne, des rires des compagnons qui en profitaient pour une pause, et malgré tout, écorchures bien présentes et bleus en préparation.


A dix centimètres de ma tête, juste posée là comme si elle m’attendait, une quartzite dorée m’a fait oublier l’incident et tout ce qui s’ensuit en m’enveloppant de ses reflets moirés, comment dire, en m’hypnotisant comme le ferait une sculpture non figurative à laquelle le mouvement des facettes, le rythme des arêtes, la texture des cristaux donnent une vie intérieure et révèlent un passé chahuté qu’il me faut absolument découvrir. Elle me regardait, elle n’avait pas besoin d’yeux pour cela, je voyais bien qu’elle me regardait, qu’elle s’était organisée depuis un petit milliard d’années pour être à cet endroit à ce moment. Hic et nunc, on parlait latin dans les ères primaires.


Les cailloux ont tout leur temps, eux. Ils n’ont aucun congénère qui les houspille pour aller plus vite que la musique, pour être au four et au moulin, et pour démarrer le premier au feu rouge. Ils commencent leur carrière, carrière est le bon mot, dans une fournaise dont on n’a pas idée, à ne pas mettre un chat dehors, où l’acide sulfurique et la nitroglycérine sont les plus tranquilles des matériaux primordiaux. Puis lentement l’acide se neutralise et les explosifs se détendent, et des cristaux naissent et prospèrent, youp là. Il suffit d’attendre un petit peu, deux cents millions d’années, un clin d’œil de géologue.


Le caillou n’est pas quitte pour autant. Les grands radeaux de croûte vont s’entrechoquer, se chevaucher, se tordre et sombrer ou se dresser vers le ciel. Le petit caillou va être mis sous pression au milieu de ses comparses, il va réchauffer ou refroidir selon l’humeur de la planète, il va se noyer dans des laves furieuses ou se rafraîchir dans un joyeux torrent de montagne. Perdu au fond d’une strate endormie, il va devoir jouer de tous ses atomes pour, très lentement, très obstinément, mais très sûrement, remonter à la surface.


Et le jour dit il sera à l’heure à notre rendez-vous, devenu quartzite avec ces quelques impuretés qui me l’ont rendue si belle.


Elle ne m’a plus quitté depuis, et je ne me souviens pas de ce que nous avons vu au sommet de la montagne.

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