De la rencontre en voyage
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Je rassemble mes souvenirs. Je cherche dans les profondeurs, sous les tapis, sous les meubles, dans les replis de mon cerveau, dans les couches géologiques que j’ai laissé s’accumuler sous moi. Un archéologue y perdrait son latin, j’y perds mon fil. Je creuse furieusement comme l’orpailleur qui croit toucher le filon. « Et alors ? » demande le chœur. Alors rien. Je n’ai jamais fait de rencontre et pourtant j’ai voyagé par tous les temps et tous les modes, sur tous les continents. En solitaire, en couple, en groupe, en meute, rien n’y fit, de rencontres point. La meute n’est pas la meilleure méthode, ni le groupe. Il y eut des aventures communes, des découvertes collectives, qui étaient dès le départ prévues, calibrées, organisées, minutées, qui étaient en vérité la raison même du voyage : voir ensemble les merveilles annoncées dans les brochures, observer pour de vrai ce qui n’était d’abord que slogans et réclames.
Par exemple, le spectacle du Mont Fuji reflété dans le lac sur fond de ciel bleu. L’image est bien connue qui hante tous les catalogues et qu’on retrouve telle quelle sur les présentoirs à touristes du lieu : la carte postale achetée sur le belvédère était autrement plus attirante dans la boutique que la vue à l’extérieur sur la plate-forme, bouchée par un brouillard glacial et impénétrable à plus de cinq mètres. Voilà une expérience collective qu’on se racontera le reste de notre vie dans nos chaumières occidentales.
Mais des rencontres qui changent le monde, j’attends encore. Même mes voyages en solitaire, plus propices à ce qu’on dit, le sont restés : je partais pour l’être, solitaire, et donc les passants m’importunaient plus qu’ils ne changeaient ma trajectoire et je ne chevauchais pas une motocyclette pour frayer avec les bagnoles. On m’en a beaucoup fait le reproche ; comment connaître le monde si tu restes revêche, si tu te tais, si tu tournes le dos. Je n’avais alors rien à apporter à personne et je devais d’abord m’enfoncer dans mon inconnu, connaître le monde ne m’aurait servi de rien.
Une affaire de charrue et de bœufs sans aucun doute.
Peu à peu, sans que je m’en préoccupe, sans que je m’en aperçoive, le monde s’est insinué, s’est instillé, s’est immiscé. Me voyant roudiller dans les plaines et les montagnes, les déserts et les marécages, il avait bien compris, le monde, que ma muraille de Chine devait être contournée ; il est entré par la voie des ondes. Quand il fut temps de délaisser le deux-roues pour quatre, et quand mes voyages servirent davantage à garnir le compte en banque de mes employeurs qu’à voir du pays, j’ai roulé de quatre heures du matin à onze heures du soir, ou plus tôt ou plus tard, j’ai roulé sans souci des radars qui alors n’existaient pas, accompagné par la voix de l’autoradio toujours présente et attentive, amicale et distante.
Les musiques finissaient toujours par me lasser même celles que j’aime, surtout celles que j’aime, les entendre sans les écouter ne pouvait me tenir en alerte ; alors j’écoutais parler le poste, je l’écoutais me raconter des histoires, me soutenir des thèses, me révéler les philosophes et les peintres, les secrets de la grande Histoire et les rumeurs de la petite, la sociologie du moment, les mystères de la science et l’âge du capitaine. Par une sorte de découpage mental que ne pouvait obtenir les musiques, je conduisais sûrement et vite pendant que mon esprit, là, voyageait. Aujourd’hui encore, je sais qu’un trajet se déroule sans encombre et sans longueur si la radio me tient compagnie en bonnes paroles.
Il y eut ainsi de merveilleuses rencontres. J’ai découvert France-Culture et ses émissions nocturnes, du soir et du matin mais de nuit. Toujours de nuit. Petits contes, vignettes philosophiques, regards sur les peuples et leurs passés, promenades géographiques, explorations géologiques, biographies, interviews longues c’est le privilège de ces nuit de prendre son temps, quatre-cents kilomètres devant soi, conférences et autres débats policés et respectueux, ponctués ici et là d’intermèdes musicaux en harmonie, petites respirations bienvenues, et la route semblait trop courte. Il m’est arrivé de ralentir pour connaître la fin de la dramatique mais je ne suis jamais arrivé en retard à mes rendez-vous je savais choisir mes heures.
J’ai ainsi découvert le monde plus sûrement qu’avec tous ces voyages dont on prétend qu’ils forment la jeunesse. J’ai maintenant dans mon escarcelle un lourd bagage dont je ne sais que faire et que lentement je régurgite sans trop savoir d’où il sort. Mais je sais d’où il vient, il vient de là, il vient de toutes ces nuits là et de ces quelques journées. Je remercie toutes ces voix entendues, et même écoutées, femmes et hommes, présentateurs, animateurs, invités récurrents, acteurs et actrices, il y a trop de noms pour en citer un seul ce serait injuste pour les autres, mais tous ont ma reconnaissance et mon amitié. Qu’ils se souviennent, de 1985 à 2015, en voilà du monde au balcon.
Il faut conclure. Et comme souvent, ce sera à rebours du sujet : je vais raconter une rencontre musicale pour en finir alors que je viens de la dénigrer, elle n’est pas rancunière.
J’ai transporté un collègue après une rude journée de travail sur un de ces trajets nocturnes, les fameux quatre cents kilomètres d’usage. Bien que nous fussions en hiver, la nuit était claire et nous avons bien roulé, de 22h à 2h du mat. Je n’avais pas l’habitude d’avoir un passager ; autant le bavardage de la radio me convenait seul, autant il devenait difficile de le partager en silence et plus encore de le commenter sans cesse. Nous nous connaissions mal, ni nos goûts ni nos choix ni nos préférences, et mes liens avec mon poste étaient en réalité trop intimes pour les exposer ainsi sans préavis. Comme il ne pouvait être question de papoter sur la journée maintenant terminée, tout avait été dit dès le début du trajet, et que l’installation du silence devenait lourde, j’ai mis de la musique. Je savais qu’il avait ce goût-là, ou plutôt, je m’en souviens, c’est lui qui a proposé la musique : « il y a un grand concert sur France-Musique » a-t-il décrété.
Va pour le concert. Le collègue était bien renseigné : diffusion en direct de je ne sais où, d’un concert où se jouait par un orchestre prestigieux dirigé par un chef du même acabit, une symphonie de Bruckner. Un de ces trucs qui durent des plombes, du genre que je n’ai jamais pu écouter de ma vie plus de dix minutes : ou bien j’éteins le poste, ou bien je dors. Mais pour un tel trajet interminable, pourquoi pas Bruckner.
Et survint alors justement la rencontre : un éblouissement musical, vécu ensemble sans avoir échangé le moindre mot mais le silence naguère lourd était devenu plume dans une plénitude partagée, une résonance entre nous parmi les séquences symphoniques. La route était trop courte et nous avons failli ne pas entendre la fin, nous avions dû commencer l’écoute nettement après le départ mais je ne me souviens pas des prémisses. A la fin des applaudissements, il était en bas de chez lui, et peu après je rentrais dans mon garage.
Je suis convaincu qu’il a vécu cette route comme moi. Mais je n’ai jamais pu l’interroger là-dessus. Il est mort subitement trois jours plus tard, il avait vingt-huit ans.
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