jeudi 1 juin 2006

Histoire de Théodore - 4. SEXTET

SEXTET.

A l’heure parisienne exacte, c’est-à-dire avec un quart d’heure de retard, il fallait bien calmer le vent et le pollen, les lumières se sont éteintes avec les téléphones portables. Des silhouettes hésitantes dans l’obscure clarté des salles en apnée ont doucement trébuché sur les fils, les retours, les trépieds, et les escabeaux éparpillés sur scène et ont pris place derrière leurs postes de travail.

On devine une guitare, une basse électrique, une batterie, une série de congas et de casseroles bavardes, et un escogriffe entrombonné. Ils se taisent tous les cinq, et règlent leur outil sans bruit, paradoxe du musicien.

Sorti tout droit d’un bas relief de Persépolis, Goliath jouait déjà sur le devant de la scène. Tu ne l’as pas vu arriver, ni entendu. Les cris d’accueil ont couvert son souffle mais qu’importe, toi tu le sais avant tout le monde qu’il n’a jamais cessé de jouer depuis sa naissance il y a soixante seize ans. Tu l’entendais bien avant la salle ; tu es toujours méfiant avant ces rendez-vous : l’entendrai-je, et saurai-je le mériter? Serai-je à la hauteur? Ou, pire que tout, n’allons nous pas nous fâcher pour toujours et détruire cette longue lune de miel?

Voilà les questions que tu te poses chaque fois et qui te font craindre ce premier souffle que la salle t’a épargné. Il est ainsi le public parisien, il se croit conquis d’avance et il rate son entrée, tout juste s’il remarque l’homme qu’il fête bruyamment. Il applaudit avant la fin, il se lève pour un oui pour un non, toi tu dis qu’il se lève pour un nom, et le frisson qui te gagnait devient tremblote.

La salle s’est tue et maintenant tu entends ; tes craintes ne sont plus de saison. Ton rendez-vous n’est pas un lapin et tu te cales dans le fauteuil, le voyage peut reprendre. Il en faudrait davantage à Goliath pour lui clouer le bec. Parisien ou non, le public finit noyé dans le flot. Le carnaval ne s’est pas arrêté, et tu ne pouvais plus partir à supposer que tu l’aies voulu ce dont tu étais loin.

Tu as vite oublié le lieu la date, le bas-relief de Persépolis t’a raconté ta vie à toi comme si tu y étais, comme si tu étais seul assis dans l’Olympia. Tu sentais bien que soixante-seize ans sont plus vieux que trente-six, de petits détails qui ne trompent pas sur la courbure du dos, la longueur des notes, l’économie des suraigus et les graves en pente douce, enfin si les mots d’économie et de pente douce sont applicables ici, nombreux sont les fous furieux qui ne tiendraient pas le quart d’un grave et le début d’un aigu du vieux Goliath ; le chef apache avait plus d’un tour dans son sac pour brouiller ta vue et tes souvenirs, c’est lui qui connaissait ta musique. Le vieux noir valait toutes tes nuits blanches.

Tu te souvenais maintenant de la neige à Lyon, et bien avant cette neige de ton premier disque acheté avec tes économies de six mois, centime après centime, rognant sur la monnaie des courses, juste le compte pour acheter le grand carré de carton avec une galette noire à l’intérieur qui trônait dans la vitrine du magasin près de la mairie au milieu de l’école est finie et j’entends siffler le train. Les coins brillants de Goliath et du Moine together. Ton premier disque sous le regard effaré du disquaire. Tu n’as jamais su pourquoi ce disquaire-ci avait ce disque-là, ni pourquoi il l’avait gardé si longtemps en devanture, six mois d’économies. Tu en as acheté des disques ensuite, jamais chez lui, il en était resté à la fin de l’école et des trains qui sifflent : à la Feunaque du boulevard de Sébastopol, l’historique aujourd’hui disparue, au marché Malik à Saint-Ouen, et partout où des pochettes rafistolées annonçaient le vécu et l’abandonné, où tu trouvais des trésors au risque de quelques bouses rares.

Tu appris plus tard que tes maigres économies avalées par le monsieur en échange de la galette t’avaient permis d’acquérir un chef d’œuvre de l’histoire du jazz que tu ne le savais même pas, et de surcroît introuvable au dire des experts qui causent dans les journaux spécialisés, le Chaud et le Mag. Il a cessé d’être introuvable, il existe en petite galette brillante comme le corner du titre, mais la grande galette noire est celle que tu écoutes encore sur ta Dual à entraînement direct avec craquements d’usure et rayure prévisible à la reprise du thème de balues bolivar balues are juste après les timbales du Matheux. Bolivar Blues façon Brillant Corners.

C’est lui, Goliath, qui te raconte ta vie, ce n’est pas toi qui te souviens. Sa trompe mugissante te dit tes vagabondages autour de Persépolis, au milieu de ces montagnes où la mort est si belle, où tu rencontres Zoroastre au détour d’un mausolée perdu, où un sourire nomade d’une Ghashghaï derrière ses voiles valent toutes les soifs d’été, tu ne dis pas le voile mais bien les voiles, légèreté multicolore qui flotte autour d’elle laissant libre et nu le visage inoubliable. Ce pays éternel, où pour se trouver il faut se perdre, que tu as fui il y a si longtemps, te retrouve enfin par la grâce du chant de Goliath l’américain.

Il n’a pas fini de te raconter : toutes ces années où tu as tenté de conquérir un titre que tu n’atteindras jamais, combat où les échecs suivant les échecs n’ont jamais entamé ton désir, poussé par les musiques prodigieuses : God Bless The Child. L’enfant qui ne te regarde pas, titre inaccessible devenu ru amer, mais fleuve de musique qui un jour t’aidera à ceci : renoncer.

Voilà ce que te raconte Goliath, et bien d’autres choses encore, fulgurantes à ne pas t’en souvenir ici. Il est planté sur le haut plateau qui te domine, autour de lui ses compagnons canalisent ses tempêtes, il en faut bien quatre pour remplacer le Matheux.

N’avais tu pas dit qu’ils étaient cinq ? Ils sont cinq en effet mais quatre à canaliser. Le cinquième est David le fidèle entre tous. Sa basse électrique sature un peu trop, quelle idée de refaire à l’identique cette salle malcommode, mais il est toujours là, indestructible, le David décrié par les écriveurs cul-de-poulés. Tu l’avais dit, jamais David sans son Goliath, jamais Goliath sans son David. Ce n’est pas diminuer Goliath de le comprendre, car seule la volonté du colosse a fait que David est resté. Goliath meurt s’il tue David, ou simplement essaie.

Tu es rentré en métro, main dans la main avec ta femme. Il faisait doux, c’était le printemps et on devinait que les jours allaient se refroidir. Ce soir là, la météo est restée polie, quelque chose était suspendu, entre deux airs, entre deux eaux, entre deux chansons, ta vie peut-être.

Si Goliath revient, tu n’iras pas l’écouter, ni dans deux ans ni dans cinq ans ni dans cinquante ans. Il ne faut pas abuser des rendez-vous. Le dernier est toujours le rendez-vous de trop qui détruit tous les autres.

Galettes ou pas galettes, Il est maintenant installé chez toi pour toujours,
Théodore Walter Sonny Rollins.

FIN – Ecrit le 19 mai 2006.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

A quatre c'est fini. THEODORE est parti, je baigne dans le jazz à longueur de week-end sans pouvoir le choisir. Jaurais bien écouté mais la FNAC défaille alors je pleure doublement main dans la main avec moi. nfieour, c'est comme de la pluie.

Anonyme a dit…

La musique qui accompagne ton écriture, la ryhtme.