mercredi 31 mai 2006

Histoire de Théodore - 3. Printemps

Printemps.


Tu sors de la station Auber, sur le trottoir de la rue des Mathurins. Le soleil t’éclabousse les yeux, tu n’as pas tes lunettes noires et tu as mal. Quarante ans et trois mois ont passé, et ta vue s’en est aperçue qui te rend la vie difficile. L’air est doux mais déjà le bout des saints de glace commence à poindre et tu frissonnes. Tu as encore un petit répit, il fera froid demain, tu presses le pas car tu as rendez-vous. Six mois que tu l’as pris, ce rendez-vous, il ne faudrait pas le manquer, lui poser un lapin. Rue des Mathurins, qui sont-ils ces Mathurins là, rue Scribe et ses klaxons furibards de ta traversée en aveugle, rue Caumartin.


Tu as une heure d’avance. Tu avais prévu trois bons quarts d’heure de RER, plus les changements, les attentes, les pannes, les grèves, les suicides, soit une heure. Rien n’arriva et te voilà avec cette heure à tuer. Pourquoi te dépêches-tu, toi qui vantes la lenteur à longueur de traînasseries ? Tu ne sais pas, tu ne répondras pas. Un vague souvenir de rue en pente glissante, souvenir du fond des âges, tu pourrais y penser, tu n’y penses pas, tu penses seulement à ton rendez-vous, crois-tu, ton rendez-vous d’il y a six mois, toi qui ne sais jamais ce que tu feras le lendemain, l’heure qui suit, et qui lorsque tu le sais fais autre chose, tu as pris ce rendez-vous six mois à l’avance. Tu m’étonneras toujours.

Tu dépasses tout le monde dans ta marche. Tu y vois mieux, la rue Caumartin est à l’ombre soir et matin, c’est juste une question d’orientation. Un couple âgé marche paisiblement main dans la main et te barre le trottoir étroit, tu les connais mais oui, c’est Monsieur et Madame Delors. Ton rendez-vous serait-il une veillée funèbre sur l’Europe défunte, un enterrement de première classe ? Non, l’Europe n’a rien à voir, elle est morte on nous l’a tuée, il est de bon ton de cracher sur sa tombe, et Monsieur Jacques Delors est plus voûté que jamais.

Il y a de plus en plus de monde et te voici obligé de ralentir ; marcher dans la rue étroite est trop dangereux. Ta femme aimée est déjà là, en avance aussi. Elle ne sais rien de la rue en pente, mais elle voulait elle aussi tuer son heure. Vous êtes synchrones.

Vous avez le temps d’avaler un sandwich suédois et vous entrez dans le long tunnel qui conduit à la salle de concert. Sous prétexte de nostalgie, ils l’ont refaite à l’identique d’avant, donc exactement aussi malcommode et inadaptée que du temps de la nostalgie. C’est malin. En prenant rendez-vous avec six mois d’avance, tu as limité les dégâts, tu vois et tu entendras. Monsieur et Madame Delors entrent juste devant vous et présentent leurs billets, personne ne les remarque. Le tumulte n’en a que pour quelques sous-pipaules minaudant leur air blasé ; ils sont partis, voûtés et main dans la main, du côté pair. Ils ont aussi leur rendez-vous.

Ta femme et toi vous êtes du côté impair, loin des tambours. C’est mieux. Un vent de pollen faisait éternuer un peu partout, du balcon aux travées, de la cour au jardin. C’est le printemps.


3 commentaires:

Anonyme a dit…

Que personne ne sorte ... où sont passées les saisons qui ne sont pas encore passées ? Sont-ce les identités douteuses responsables de l'amputation ?

Andrem Riviere a dit…

Les identités ne sont pas de saison. Elles se forgent dans le métal incandescent des années qui défilent, parade mortelle.

Les identités qui l'habitent n'ont pas besoin de noms. Innommables. La sienne s'est forgée sur elles, qu'importe alors que Max soit Roach et que Bob soit Cranshaw.

Seul compte que l'un soit Le Matheux, que l'autre soit David, dans ce Romanzo Criminale ci.

Anonyme a dit…

Ecrire ici ou sous un autre billet, qu'importe. Un petit peu chaque soir, il faut bien continuer à vivre, je parcours tes pages avec une délectation sans pareil. Merci d'être venu me visiter, me donner ainsi, le plaisir de découvrir tes chez toi...