lundi 8 février 2016

OCEANO BOX


Personne ne les a jamais vues. La rumeur persiste et chacun est convaincu qu’elles existent. Mais qui aurait l’idée de se ruiner pour y passer la nuit ?

On les prétend spacieuses au point d’occuper la moitié d’un pont, il y aurait même un ascenseur direct qui permet d’y accéder depuis la salle de restaurant, caché derrière le piano de l’orchestre ou derrière la contrebasse. Les gens causent en circulant dans les coursives de l’immense navire et je les entends chuchoter. « A l’embarquement j’ai compté les étages depuis la passerelle extérieure, et ici je monte et je descends, il y a un étage de moins.
- On ne dit pas étage, on dit pont.
- Il y en a un de moins quand même ».
Encore un qui voit des complots partout et des étages fantômes dans les navires.

Justement, cette cabine mystérieuse, c’est la mienne. Il n’y a pas de pont clandestin mais on finit toujours par se perdre dans le dédale des escaliers, des ascenseurs et des coursives. J’accorde les circonstances atténuantes au monsieur soupçonneux qui confond les étages et les ponts.

Comment avais-je échoué dans la cabine de l’Amiral ? C’est ainsi qu’il la nommaient, et si la rumeur exagérait beaucoup, je dois dire qu’elle occupait bien sa place sur toute la largeur du bateau, vers l’avant sans doute, avec vue sur mer à bâbord et à tribord, mobilier tout inox on a connu plus chaleureux, bar, salon-séjour, chambre séparée à grand lit, et une de ces salles de bain où aurait sans doute logé la cabine du monsieur de la coursive qui à elle seule valait le voyage.

Je devais faire la traversée en avion. Deux jours avant le départ, bien m’en a pris de lire le grec et de deviner le sens des gros titres, Olympic Airways s’était mis en grève illimitée. Je n’aurais pas refusé une prolongation forcée de mes vacances en Crète avec cette excuse imparable, mais pour rien au monde la belle qui m’accompagne n’aurait manqué la rentrée du troisième trimestre de ses chers élèves. Prétextes, rêveries, fantasmes, abus d’imagination, la vérité comme toujours est ailleurs, on ne sait pas très bien où, mais elle est ailleurs et ce n’était pas négociable, nous devions être rentrés à l’heure. Nous ne pouvions échapper à cette obligation : on nous attendait à la maison. Il fallait donc rallier Athènes et là on trouverait bien une solution. On trouve toujours des solutions à Athènes, pour peu que chacun y mette du sien.

Je me suis fait rembourser le billet et je me suis présenté à la compagnie des ferries géants qui parcouraient la mer Egée en tous sens. Il ne leur restait plus que cette cabine pour juste un peu moins cher que le billet rendu. Voilà trente ans de cela, les billets d’avion représentaient encore de coquettes sommes et les bétaillères volantes n’existaient pas.

Nous étions les heureux titulaires de la cabine de l’Amiral et bien décidés, après le repas du soir qui suivit la sortie du port, à en profiter le plus possible. Une nuit de patachon, un voyage au paradis, l’embarquement pour Cythère justement ce n’est pas loin d’ici, le crépuscule des dieux, les promesses de l’aube, tout cela rien que pour nous. On pouvait laisser la porte entrouverte, on entendait l’orchestre jouer en bas et personne dans les parages, la cabine était au fond de l’impasse. Sans oublier la salle de bains.

Nous aurions dû nous en douter, depuis trois mille ans et plus qu’elle fait le coup, la mer Egée ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Ce n’est pas la dimension du bateau qui va l’impressionner. Il est à travers les mers des fils qui courent d’une rive à l’autre, d’un cap à l’autre, d’un port à un golfe, dont on ignorera toujours les pouvoirs ce qui nous permet de les nier sans risque : fils d’Ariane, fils de la Vierge, enlacement des trames et des chaînes où se perdra toujours tôt ou tard le marin jamais rassasié. L’un d’entre eux relie Lattaquié à Monastir et le ferry aveugle branché sur Athènes le coupe juste après la fin du dîner. A ce signal invisible et implacable, la mer Egée aidée par son vieux complice le vent du Nord se soulève comme un peuple opprimé, comme une réplique de toute l’histoire de ce bout de planète, et prend un malin plaisir à secouer l’immense bateau façon fétu de paille, façon esquif antique, comme elle avait appris à le faire avec son vieil ennemi d’il y a longtemps, Ulysse. Je finis par me demander si au fond Neptune n’existerait pas pour de vrai, Neptune ou Poséidon je ne sais plus, qui suis-je encore ?

Perchés au plus haut du bateau, les oscillations nous faisaient tituber dans le noir à travers les espaces infinis de la cabine sans espoir de trouver de quoi s’accrocher, ce n’était plus une nuit de gala, c’était un bal funèbre et nocturne dans une musique de craquements et de grincements comme seuls les bateaux dans la tempête savent en jouer. Et dire qu’on a chanté les nuits d’ivresse !

Arrivés en vue de l’île de Salamine au petit matin, nous étions plus démoralisés que Xerxès mais tout rentra dans l’ordre et un majordome ganté de blanc nous apporta le thé du réveil ; il nous restait juste assez de temps pour fermer nos sacs avant de débarquer.

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