lundi 4 avril 2016

1951 - L'affaire des plumes.


En réalité je n’ai pas beaucoup de souvenir d’école. L’école primaire, par exemple, est une sorte de gouffre noir et lointain, un monde cerné de murs, murs réels de bonne grosse meulière qui fermaient la cour et reliaient entre eux les bâtiments des classes, murs mentaux entre lesquels je tentais de comprendre ce qu’on essayait de m’apprendre mais en vain, je ne savais déjà pas ce que je faisais là. Je vivais bien dans un monde, dans mon monde à moi, au milieu de gens qui me voulaient du bien enfin je crois, et d’autres qui me faisaient la leçon. Je ne saurais dire de quel monde il s’agissait alors mais je me souviens très bien que ce n’était pas ce monde là qui m’entourait. Quelque chose m’échappait, ou peut-être était-ce moi qui tentais d’échapper sans le savoir à ce qu’on voulait que je sois. Le temps n’existait pas encore dans ma tête, il n’y avait pas de perspective mais un simple ici et maintenant qui ne coïncidait pas.
 
Je devais être au cours préparatoire acronymisé depuis en CP, et l’écriture s’y apprenait encore avec les plumes trempées dans les encriers ; j’ai donné à un camarade qui me les demandait une boîte de ces plumes qui traînait sur la table d’à côté, j’étais encore serviable à cette époque. Bien entendu et sans avoir rien vu venir, le ciel m’est tombé sur la tête sans doute après la récré ou quelque chose d’approchant. J’avais volé les plumes, on m’avait vu les prendre. Le maître a renversé mon cartable pour les récupérer, sans succès évidemment. Alors on m’a traîné chez le directeur où j’ai eu droit à une fouille en règle, pas besoin de détails. On m’a donc soupçonné de les avoir cachées afin de les retrouver après l’orage et j’ai été chassé de l’école, le temps je suppose de mettre la main sur la cachette que l’on prévoyait cousue de fil blanc.
 
Il ne m’est pas venu à l’esprit un instant de préciser que j’avais donné la boîte au garçon du rang de devant. Ce n’était pas une affaire de loyauté ni d’honneur ni de rien de ces mots ridicules par lesquels on enferme plus sûrement les gens que derrière des barreaux, mais dans toutes ces bouches grimaçantes penchées sur moi il était seulement question que j’avais pris la boîte. Elles m’auraient seulement demandé : « à qui l’as-tu donnée ? », j’aurais donné la réponse innocemment, tout comme j’avais pris et transmis les plumes. C’est dire comme mon monde n’était pas le leur.
 
Encadré par deux instituteurs, encore heureux ce n’étaient pas des gendarmes, je suis arrivé chez mes parents déjà informés du forfait, et la fête a continué. Leur fils était un voleur, ce n’était pas acceptable. Un local me fut réservé, celui qui fermait à clé, où je passai la nuit et la journée du lendemain, attaché, oui monsieur, attaché. Il leur fallait bien tout ce temps pour comprendre qu’ils ne trouveraient pas la boîte à plumes. Ça lui servira de leçon, qu’ils disaient.
 
Mes parents. Ultimes refuge, ultimes recours. Ceux-là même dont l’approbation était la plus belle des récompenses. Qui ne se trompaient jamais et dont les désirs étaient des ordres. Ce jour là, ils sont tombés de leur piédestal et n’y sont jamais remontés. J’ai fait semblant d’y croire et j’ai essayé encore et encore de comprendre ce monde noir comme un élève trop sage, mais je n’étais pas dupe de moi-même. Je me souviens que, trois ans plus tard, au cours moyen première année aujourd’hui caricaturé en CM1, au beau milieu d’une lecture collective comme aimait la pratiquer cet instituteur nouveau dans l’école, subitement et sans raison identifiable, j’ai poussé un hurlement jusqu’au bout de mon souffle. Inattendu, impérieux, nécessaire, et il a dû le voir sur mon visage car il a relancé la lecture sans coup férir. C’était peut-être la réplique du séisme de la plume. Je ne sais même pas si le hurlement a cessé depuis en moi après s’être tu au dehors.
 
Quant à la justice, définitivement, elle peut aller se rhabiller maintenant que j’ai vu sa laideur toute nue.

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