mercredi 4 mai 2016

Calme plat.

Journal de bord. Le 15 août 2028. 12h00

Aujourd’hui, rien. Je me souviens de cette histoire qu’on m’a racontée : Louis XVI a écrit sur son journal le 14 juillet 1789 « aujourd’hui, rien ». C’est peut-être une histoire inventée, une plaisanterie de comptoir, une fable perverse, en tout cas l’affaire a mal fini du moins pour lui. Alors je ne sais pas si c’est bien prudent d’écrire, quand il est juste midi et que tout est calme, aujourd’hui rien.
 
Il y a bien un peu de vent, juste de quoi agiter les voiles de la goélette et laisser sur l’eau un léger sillage pour faire croire qu’on avance, ils ne sont plus que trois à la manœuvre et les autres ne vont pas tarder à dormir le repas terminé. Quel silence ! On m’avait dit de ne pas partir en août, qu’il y a du monde partout, du bruit, des encombrements, il n’y a plus que Paris qui est désert la ville t’appartient reste donc. Il y a pire comme embouteillage que ce que je vois autour de moi du haut de la passerelle, la Mer Egée à perte de vue sans une terre à l’horizon, sans une voile hormis les miennes, mes quatre trapèzes blancs qui s’ébrouent dans la brise, et le doux clapotis qui me pousserait presque à plagier Valéry et son toit tranquille.

Il y avait longtemps que je n’avais eu du temps pour rêvasser devant mon journal, pour moi seul. Naviguer d’île en île impose sans cesse des manœuvres, de la vigilance, des coups de barre à bâbord, à tribord, même par beau temps, sans penser aux formalités incessantes et aux interpellations radio. Et des îles, par ici, il n’en manque pas, impossible de naviguer sans en avoir une ou deux à vous reluquer du côté de leur horizon. Ne plus rien avoir en vue en devient presque anormal, suspect même. Oublié Dodécanèse, évanouies Cyclades, la mer a tout recouvert et mon bateau est devenu vaisseau fantôme, esquif distrait piétinant la demeure de Poséidon dont le moindre caprice ici devient catastrophe, aucun recours, aucun abri, aucune crique. Non, c’est sûr, il ne faut pas écrire « aujourd’hui rien », il pourrait le lire par-dessus mon épaule.

Quelle paix ! Que personne ne découvre de terre à l’horizon désormais ! Que Poséidon me protège ! Que la mer devienne océan infini et qu’en effet plus rien n’arrive ! J’ai bloqué la barre et je peux laisser courir mon crayon sur le journal au gré de mon esprit relâché, savourer l’instant, oublier ce bateau si difficile à restaurer à l’ancienne, oublier le voyage, cette croisière classique de site en site, d’Héraklite à Platon, de Cnide à Cnossos, des turcs aux grecs. Dans le silence qui m’entoure, aujourd’hui à midi, en pleine chaleur, je n’ai plus faim que de l’histoire qui est passée par ici, je n’ai plus soif que des mots qui depuis trois mille ans errent sur ces eaux bleues à jamais orphelins d’Ulysse.

Nous sommes le 15 août 2028, et aujourd’hui tout peut arriver.

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