mercredi 28 mars 2018

LA CONFESSION DEL GIOCONDO


Enfin le voilà parti. Pour me pourrir la vie, on peut dire que Leonardo me l’a pourrie. Le pire est que je ne sais pas quoi lui reprocher vraiment. De précis, d’objectif, de factuel. Mais c’est là que réside le secret de la pourriture, dans le déliquescent. Nous étions copains avant cette idée stupide que j’ai eue de lui commander un portrait de Mona Lisa. Elle m’avait prévenu pourtant, elle avait résisté, soi-disant qu’elle ne méritait pas d’être affichée dans le grand salon où tout le monde la contemplerait du matin au soir, soi-disant que sa place était de rester cachée aux yeux du monde comme elle l’avait été toute son enfance. Je dois dire pour l’avoir bien connu que son père était très ennuyé qu’elle soit si belle et qu’il avait respiré en me la casant.

Belle oui, mais quand même un peu trop placide. Je ne pouvais pas lui en vouloir de sa réticence et elle m’avait prévenu en me mettant les points sur les i : « je vais devoir sortir au moins une fois par semaine pour aller prendre la pose dans ce couvent glacial où il travaille, je vais faire mille rencontres, croiser deux mille regards moins quelques borgnes, et il y en aura pour plusieurs mois, tu sais comme il est lent, ton ami barbouilleur, c’est au dessus de mes forces ». J’ai fait la sourde oreille, c’est le monde entier qui baisse les yeux quand Mona Lisa le regarde bien droit, et je dois bien l’avouer, son goût pour une vie recluse ne me plaisait pas. Où était le mal d’aller poser dans un couvent ?

Mais voilà, l’affaire n’a pas duré plusieurs mois mais plusieurs années. Et peu à peu j’ai senti que Mona Lisa y prenait goût. Elle s’est interrompue quelque temps pour accoucher et j’ai bien vu qu’elle qu’il lui tardait de se débarrasser du gamin pour reprendre ce qu’elle nommait désormais « ses devoirs », afin de me rappeler mon intransigeance en y ajoutant une moquerie imperceptible semblable au sourire qu’elle avait à ces moments là.

Les langues de vipère ont commencé à remuer, à ruminer, à railler, à dérailler. Les chuchotements sont devenus brouhaha puis rumeurs. Et de plus en plus ouvertement on trouvait qu’il fallait être bien dévot pour aller aussi régulièrement depuis aussi longtemps au couvent où logeait « il Signore da Vinci ».

J’ai lancé à ses trousses mes plus fins limiers ; j’ai soudoyé la mère supérieure ; j’ai demandé l’appui du confesseur de la communauté. Personne ne voyait rien, n’entendait rien. On m’a juste expliqué que Maria s’installait sur sa chaise et ne bougeait plus pendant que Leonardo papillonnait et virevoltait autour d’elle avec l’air affairé de celui qui va inventer le fil à couper le beurre, qu’il a d’ailleurs inventé et vous ne le saviez pas. Maria, oui, c’est le nom de ma femme, Mona Lisa fait très chic sur les faireparts et les cartons d’invitation mais en réalité elle s’appelle Maria comme tout le monde. Après trois heures de ce manège immobile, elle se levait et repartait sans un regard ni un adieu ni un sourire. Jamais de sourire. C’est tout ce que j’ai pu glaner comme tuyaux, bien cher payés.

Le mystère devenait insupportable, et je me suis décidé à enquêter par moi-même. J’ai endossé les déguisements les plus absurdes et inventé un grand sac d’histoires.  Je me suis organisé pour croiser son chemin le plus souvent possible quand elle allait ou revenait de là-bas. Tout ce que j’ai trouvé n’était que la confirmation des rapports que l’on m’avait faits : les trois heures de pose, la chaise immuable, le silence du logement.

Il fallait en finir et le temps avait trop duré. Il y avait encore un témoin qui saurait tout me révéler et que personne n’avait interrogé, qui possédait les secrets accumulés depuis plus de trois années, il ne me restait plus qu’à le rencontrer. J’ai jeté mes déguisements aux orties, j’ai mis ma grande tenue d’apparat et je me suis planté un jour de pose devant le porche du couvent de tous les maléfices. A l’heure dite, Maria est sortie et pris sans hésiter le chemin de la maison, le regard fixe, perdu comme devant quelque paysage ésotérique. Je me serai mis juste devant elle qu’elle ne m’aurait pas reconnu, apparat ou pas. J’ai poussé la porte avant qu’elle ne claque et je suis monté à l’étage sans croiser personne. Au loin on entendait résonner le chant des prières.

Je suis entré dans l’atelier. Leonardo était là qui pilait des lapis-lazulis dans du charbon, son prétendu sfumato. Il m’a vu au moment même ou je voyais les deux tableaux et nous avons été furieux de ce que nous avons vu. Lui de me voir, j’avais rompu l’accord tacite, et moi de découvrir ma femme peinte nue sur un des deux tableaux au milieu d’un paysage insensé. L’autre tableau était quelconque, Maria assise devant le même paysage, sagement vêtue, mains croisées sur le ventre comme si elle était enceinte, un vague sourire aux lèvres et le regard droit dans les yeux qui ne vous lâche pas, un tableau dont on ne parlera plus dans six mois. Mais nue, avec ce petit point sous le sein droit que je croyais être seul à connaître, et il s’imagine qu’en mettant un lac en haut de la montagne il va détourner l’attention ?

Furieux c’est peu dire, l’explication fut titanesque. Je doute que la prière des bonnes sœurs, ce soir là, soit montée jusqu’à Dieu. Il est parti tout piteux avec son tableau médiocre sous le bras et je crois bien qu’on ne parlera plus jamais de Leonardo. J’ai gardé pour moi ma femme nue, je ne l’ai pas jetée, je la cache et parfois je la regarde en secret.

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