jeudi 4 juin 2020

Un amour impossible



Distance et incompatibilité, amours impossibles ou non réciproques, illusions et désespoirs.

Tu es tombé amoureux d’elle à l’instant où tu l’as vue pour la première fois. Tu y étais sans doute préparé, un je ne sais quoi en toi l’attendait, inconscient et primesautier, mais tu l’ignorais. Comment deviner le coup de foudre, comment imaginer même qu’il surviendrait en te trouvant nez à nez avec elle peinte sur un tableau, au bout de ce couloir un peu sombre. Une tache de lumière la mettait en valeur, venue d’un vasistas peut-être, tu ne sais plus trop. Tu te souviens de la lumière seulement, qui pouvait tout aussi bien être celle de son visage et de ses yeux : du haut de ce tableau connu elle te regarde avec cet air malicieux et pénétrant, toute environnée des volants de sa robe rose.

Tu n’as pas les clés du placard à vêtements, tu n’y connais rien en volants et en robes, mais c’est ainsi que tu as décidé qu’elle était habillée ce jour là et les rires des couturières n’y changeront rien. Une ample robe à volants environne ce visage désormais aimé et lui permet, assise, d’afficher cette posture à la fois droite et alanguie, ferme et douce, perçante et bienveillante. Depuis longtemps tu la savais brillante, intelligente, un vrai soleil à éblouir la plupart des hommes célèbres qui la fréquentent, mais il t’avait fallu enfin la croiser dans le couloir pour tomber comme tombaient les mouches mâles autour d’elle.

Elle te suivait du regard à chacun de tes passages et tu en ressentais de la fierté, visiblement elle te préférait à ces beaux parleurs, à ces polémistes réputés, à ces philosophes de salon, à ces mathématiciens émérites, mais elle ne disait rien qui puisse ternir quoi que ce soit. Tu te disais que ton heure viendrait bientôt, son amant en titre était en prison et tu rêvais de pouvoir, caché derrière quelque tapisserie, écouter les joutes verbales des jeudis après-midi où l’on ne craignait ni dieu ni diable, où les esprits s’échauffaient avec d’autant plus d’élégance qu’elle était là, avec son léger sourire, à écouter en attendant de planter d’un mot sa banderille dans un propos trop bavard.

Dans tes rêves, tu t’y voyais déjà. Un peu trop. Tu ne faisais mystère de ton amour à personne sans te formaliser des airs penchés et des sourires entendus. Tu la savais mariée mais disponible, courtisée mais sélective, et jamais dupe des avances les plus masquées. Tu avais même entendu dire que, outre son amant emprisonné pour cause de subversion, elle en pinçait pour un poète médiocre et obscur qui pourrait bien un jour causer sa perte, mais tu ne t’arrêtais pas devant le gâchis annoncé. En vérité, l’obstacle devant lequel tu renâclais était infranchissable, irrémédiable, désespérant, définitif : ton rival embastillé se nomme Voltaire et Madame du Châtelet a deux-cent cinquante ans de plus que toi.

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