mercredi 7 décembre 2005

Lettre à une jeune suicidée #4/5.

4. 20/07/2004 à 11h30.

Tes parents. Tes maris. Tes amants. Tes frères et tes sœurs. Tes amis. Tes patrons. Moi.

Moi. Je ne te connais pas. C’est réciproque. Je n’arrive pas à me faire au passé imparfait ; c’était réciproque. Mais qui te dit que je n’avais pas besoin de toi, moi aussi, de ton battement de cil qui m’aurait évité l’accident de voiture qui va peut-être me foudroyer demain ?

Tes patrons. Tu étais peut-être au chômage, reléguée de stages bidons en entretiens absurdes, 30 ans d’expérience requise pour 25 ans d’âge, pour décrocher ce foutu poste mal payé. Alors tu avais au moins du temps à partager. Mais il te fallait tout garder pour toi toute seule, pour ta copine solitude, y compris ta souffrance. Tu n’étais peut-être pas au chômage, avec un patron peut-être épouvantable, ils existent ces patrons là ; mais alors tu savais bien quels collègues se seraient démenés pour te protéger, et tu savais que parfois il existe ces choses nommées syndicats. Il est de bon ton de les dénigrer, les syndicats, ce collectivisme rampant, mais voilà, parfois ils servent. Là aussi, il t’aurait fallu partager.

Tes amis. Ils ne demandaient qu’à t’entraîner dans leur fête, l’autre vendredi, mais ils n’étaient pas digne de toi, n’est-ce pas, de ton orgueil démesuré.

Tes frères et sœurs. Il faut se les farcir, les frères et les sœurs, parfois. Mais peut-être que fille unique, tu ne connais même pas ces mots, frère et sœur. Alors tu avais six milliards de frères et de sœurs qui n’attendaient que toi. La formule est facile, pardonne moi, je ne recommencerai plus, à quoi bon. Tu as simplement détruit l’humanité entière, le sais-tu ? Tu le sais. L’humanité haïssable dont nous sommes, pourtant.

Tes maris, tes amants. Je ne vais pas entrer dans ton lit, un petit 90 tout glacé. Le chagrin d’amour, la solitude du corps, la peur du plaisir, de l’abandon. Alors les hommes se sauvent en courant, avant, pendant, après, match de foot ou cigarettes. Les hommes sont veules, inconstants, égoïstes, impatients, toutes les femmes te le diront. Toutes les femmes ne se suicident pas. Pire, il leur arrive de s’abandonner, et les hommes les trouvent belles à ce moment-là. Pire encore, parfois elles ne le regrettent pas. S’abandonner, quelle horreur, pour toi si digne devant ta glace, tu ne t’aimes pas, mais tu t’admires. Ou plutôt, tu admires l’image à laquelle obstinée tu t’accroches. Juste une image dans un miroir.

Ce n’est pas une affaire de sévérité ni de jugement, il n’y a pas de place ici pour la double peine. De quel droit te jugerait-on ? Je pense seulement, et très fort, aux survivants, voilà tout. La seule chose que j'aurais aimé t'avoir dite quand il en était temps, est que le monde extérieur n'est pour rien dans ce qui t'est arrivé, que ce fut l'aboutissement d'un long processus en toi, souterrain, silencieux, terrifiant, que nul n'est fautif dans l'histoire. Ni toi ni les autres. Mais le résultat est là : ce sont les autres qui payent comptant, et tout de suite, puis qui vont payer à crédit trois cent soixante-cinq jours par an des cent années qui viennent.

Je ne peux plus te le dire, alors je le dis aux autres ; je veux qu'ils sachent que si rien ne pourra les consoler, personne ne peut leur reprocher quoi que ce soit, et surtout pas eux-mêmes.

Il va falloir conclure.

A suivre

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