jeudi 8 décembre 2005

Lettre à une jeune suicidée #5/5.


21/07/2004 à 14h29.

Pendant six heures, six jours, six mois, six ans, tu as vécu une folle passion. C’est ce que disent les gens, c’est ce qu’ils disent que tu leur disais ; une folle passion, cet écran de fumée qui cachait ton délabrement intérieur. Un midi ensoleillé, l’écran s’est dissipé et le délabrement est apparu. L’amour n’a rien à voir dans cette histoire ; il faudrait savoir pourquoi ce délabrement, d’où il vient. On n’avancera pas d’un centimètre, parce qu’on est proche d’un de ces mystères vertigineux dont la seule pensée donne le frisson, quand bien même on pourrait le percer. Ne crains rien, personne ne peut le percer, puisque tu ne l’as pu. Encore ce monstre secret, n’est-ce pas, le monstre sacré.

Je n’avais pas fini ma liste à rebours. Sur cette liste il reste tes parents. Tes parents, hébétés. Ils sont bien incapables de comprendre quoi que ce soit, maintenant. Ils sont là, deux vieux cons qui se tiennent la main au milieu du carrefour, et la circulation hurlante qui tournoie. Parfois ils croisent le regard d’un conducteur, plus tranchant qu’une guillotine. Tu les as laissés là, sur le rond-point, ils y sont pour le restant de leurs jours.

A l’instant même où d’une pichenette tu as fait basculer le tabouret, tes yeux ont eu ce petit pli que je connais bien : tu as pensé à eux et à ce qui leur resterait à vivre, à cet instant même. Je ne sais pas ce que tu as fait de cette pensée ; est-ce qu’elle t’a poussée, est-ce qu’elle t’a retenue mais trop tard ? Une seule chose est sûre, tu ne souffres plus maintenant, et ce qu’on peut en dire ou ne pas en dire t’indiffère totalement. Te plaindre n’a plus de sens, percer ton secret n’a plus de sens, comprendre n’a plus de sens ; tu es sortie du champ des tords et des raisons.

Il y a une urgence autrement plus violente. Peut-être bien que tes chefs vont trouver une secrète jouissance à ce qui est arrivé, comme une justification à leur existence insensée, peut-être, il faut bien dire du mal de quelqu’un, au risque pourtant de commettre une erreur judiciaire, que savons nous des secrets des petits chefs odieux ; mais les chefs ne m’intéressent pas. Ils sont là, tous les autres qui m’intéressent, ils m’entourent, et personne ne vient m’aider : que dois-je faire, et que vais-je bien pouvoir leur dire du poids à porter, du boulet à traîner, que tu leur as légués, à toutes ces ombres errantes, à tes amis, amants, maris, frères, sœurs ? Et que dire de ce que portent et traînent tes parents maintenant, pour le restant de leurs jours ? Alors que toi, c’est fini.

Je t’aime, ma belle inconnue, ma belle perdue. Je te berce doucement en te chantant cette chanson que tu aimais quand tu étais petite. Tu le sais bien, tu me connais, il n’est pas question que je te juge, et j’interdis à qui que ce soit de te juger. Il n’y a pas de place ici pour la double peine, faut-il qu’on soit sourd pour le répéter ! Mais je t’en veux, ma vieille, désolé, je t’en veux, tu ne peux savoir à quel point je t’en veux. Tu permets que je t’appelle ma vieille, toi qui ne le seras jamais.

Désolé de te le dire, moi, il y a bien longtemps, cette pensée là qui t’a traversée trop tard au moment de l’instant même, cette pensée là trop tard de ceux qui restent dans le carrefour, est celle-là même qui m’avait arrêté. A temps.

C’est fini.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Trente années de questionnements d'une soeur - rien n'effacera jamais le si j'avais su ...

Anonyme a dit…

glourps.