Histoire de Théodore - 1. Hiver
Quoique. Tes copains t’avaient gardé une place dans leur poubelle roulante, ce qu’alors on appelait une automobile, un tas de tôles avec des roues, un dégivrage qui ne fonctionnait qu’au dessus de cinquante à l’heure, un moteur à essence qui explosait à partir de soixante à l’heure, il fallait bien viser, plastique et skaï à l’intérieur, rouille à l’extérieur, douze litres au cent dans les descentes pour trente cinq chevaux plus très neufs. Justement, c’était descente jusqu’à la grande ville, cinquante kilomètres de descente.
Mais tu t’étais promis cette soirée, plus question de reculer, d’autant que ta place réservée avait fait des jaloux. Vous partîtes cinq et n’eurent aucun prompt renfort. Vous fonçâtes en aveugle à plus de cinquante dans le mur blanc d’où tombaient le silence et la nuit. Tu étais encore plus tassé que les autres au milieu de la banquette arrière entre deux malabars, airbags avant leur invention, en te répétant que tu ne pouvais vraiment pas renoncer à y aller.
Après diverses glissades artistiquement involontaires, quelques slaloms parmi les camions en perdition, et un arrêt dégivrage obligatoire pour cause d’essuie riens tombés en panne, vous voici deux heures plus tard debout sur un sol incertain. Sains et saufs. Derrière vous, s’étend la presqu’île, vous le savez sans la voir, mais vous voyez bien le raidillon devant qui reste, dernière côte avant la soirée.
Tous les lyonnais vous le diront, surtout les Roussicruciens, ne vous aventurez jamais un soir de neige dans les ruelles au-delà des terreaux un soir de neige. Tu l’as dit à tes copains qui ont ricané, alors tu as fini à pied, tant pis pour la trempe, mais d’abord être à l’heure. Quelque part dans cette colline existait une salle vieillotte où parfois s’y donnaient d’invraisemblables concerts. Tu ne te souviens ni du nom ni du lieu ni de la rue, et il se pourrait même que ce ne fût pas la Croix Rousse. Tu es sûr des ruelles, des pavés, des glissades et des pentes, de la neige dont la fonte te coulait directement maintenant dans les socquettes après avoir traversé tout le reste, et tu as trop de jolis souvenirs dans cette colline-ci pour ne pas lui accorder le bénéfice du doute ; tu ne diras rien des carillons.
Tes copains vont batailler toute la nuit pour sortir la voiture du travers où ils l’ont fourrée avec leur obstination, et ils t’en voudront tellement que tu ne raconteras même pas le concert. A quoi bon, est-ce qu’on peut raconter un concert ? Toi, tu es arrivé à l’heure. Enfin, moins en retard que la musique. Tout enneigé du cerveau, tu t’es installé dans la salle oubliée qui s’appelait qui s’appelait, à croire qu’elle faisait aussi bal perdu. Sans parler des socquettes.
2 commentaires:
Bal perdu ... balles perdues. Des chansons et des larmes.
Merci, Andrem...
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