mercredi 11 février 2015

Conte philosophique - C'est arrivé en 2050 #2


Moi : « C’est de là, de ces observatoires, que sont sorties les premières rumeurs, cinq ans avant. Personne n’y a cru, une de ces fantaisies de savant toujours en avance d’une excentricité pour obtenir les financements de ses soi-disant recherches, c’est ainsi qu’elles furent accueillies. Les obscurantismes tenaient le haut du pavé depuis plusieurs décennies, qu’ils soient religieux ou politiques, et le règne du simplisme écrasait tout.
     Il faut dire que les savants avaient eux-mêmes construit leur disgrâce par trop d’arrogance affichée, trop de certitudes assénées, trop d’expertises péremptoires. D’être rigoureux et précis ne dispense pas de rester modeste devant les conclusions auxquelles on arrive, la complexité du monde a tôt fait d’anéantir le plus parfait des raisonnements.
    « Ce n’est pas une raison pour mépriser les intellectuels, les intellos comme on disait alors en faisant la moue, ni pour assassiner des chercheurs, des philosophes, des ingénieurs, au motif qu’ils avaient tendance à chercher hors de chemins battus sans vouloir de résultat immédiat ni prédéfini. Car on en a assassiné au cours des quinze années qui ont précédé ta naissance sans que la police s’émeuve, sous prétexte de protéger la famille, la société, la religion, et d’autres arguments plus délétères encore.
    « Du reste, ce mépris des intellos avait commencé longtemps auparavant. A en croire mon père, la détestation avait gagné les hautes sphères du pouvoir politique dès les premières années du siècle, l’exemple venait de haut, et n’avait plus cessé depuis.
     Il y eut des flux et des reflux, mais leur métier était devenu invivable pour les savants en général et les astronomes en particulier, et quand le doute n’a plus été permis pour eux sur l’imminence de la rencontre entre la terre et un astéroïde géant venu de nulle part, on ne les a pas crus.

Elle : « Géant ?

Moi : « Quarante kilomètre dans sa plus grande dimension, quinze dans sa plus petite. Vitesse relative deux-cents kilomètres par seconde. Voilà la carte de visite de la bête. C’est deux ans avant que les calculs ont été assez précis pour conclure, trois années de travail pour y parvenir, observations, mesures, recoupements, calculs d’incertitudes, modélisations, mises à l’épreuve, tout y est passé, tous les protocoles, tous les doublons. Le résultat était incontestable. Figure-toi que tu es née le jour où la nouvelle a été enfin annoncée en gros titres dans les journaux grand public, tous médias confondus.
    On a crié au complot, on a accusé le gouvernement, les lobbies, les patrons, les syndicats, les juges, les corps intermédiaires, les intellos encore eux, enfin tout ce qui tombait sous la main pour être accusé de vouloir détourner les vrais gens des vrais problèmes et de jouer à l’apocalypse extérieure pour dissimuler l’apocalypse organisée par les élites. Il y avait ainsi des mots pour stigmatiser l’intelligence et le savoir, intello en faisait partie, élite en était un autre. À croire que la bêtise et l’ignorance étaient les seules vertus sociales dont on pouvait encore se réclamer.   
    Des laboratoires ont été incendiés, il y eut mort d’hommes, et les affairistes, les nationalistes, les communautaristes, les religieux, et tout ce qu’on peut compter de manipulateurs et complotistes, tous se sont unis contre le choc planétaire présenté comme un mensonge d’état.   
    On était mal parti pour se préparer.

Elle : « Qu’as-tu fait à ce moment-là ?

Moi : « J’avais tout de suite accepté la conclusion des astronomes. Pour une fois qu’ils étaient tous d’accord de Pékin au désert de l’Atacama et du Mont Palomar au Pic du Midi de Bigorre, je n’allais pas imaginer je ne sais quel complot pour mettre en doute le phénomène. L’enjeu était trop lourd pour ne pas regarder la question en face. Enfant, on m’avait enseigné comment distinguer le presque vrai du plutôt faux, puisque je te l’ai assez répété, le Vrai n’existe pas, donc le Faux non plus. Avec tout ce temps perdu il restait deux années pour mettre à l’abri ce qui pouvait l’être.

Elle : « En faisant quoi, papi ?

Moi : « Justement, que faire ? Nul endroit pour fuir, nul refuge. Il n’y avait pas de protection absolue et définitive possible, d’autant que les conditions exactes de la rencontre n’étaient pas encore établies. Ces tremblements de terre d’autrefois dont je t’ai parlé, ces raz-de-marée, ces éruptions, étaient assez localisées pour que la population puisse fuir et parfois revenir une fois les éléments calmés, alors que rien ne pouvait nous abriter. Et si nous devions être sur l’impact lui-même, inutile de te faire un dessin sur l’inutilité de la protection.   
    Dans le tohu-bohu général qui suivit l’annonce, ce sont ceux dont tout le monde se moquait depuis des lustres qui ont pris la question à bras-le-corps, avec un aplomb, une autorité et une efficacité qui ont dû les étonner eux-mêmes et qui m’étonne encore, douze ans plus tard, quand j’y repense. Les gouvernements en place, tous composés d’affairistes cachés derrière toutes sortes de faux nez dont le mot libéral n'était pas le moindre, étaient trop occupés à subventionner leurs amis de la finance pour consacrer un centime de leurs combines à lancer le sauve-qui-peut qui s’imposait. La population, tétanisée, n’était pas en mesure de faire entendre sa voix.

Elle : « Qui étaient ces gens dont tout le monde se moquait ? »

Comment lui répondre ? Comment évoquer ce qui aujourd’hui dans sa tête pourtant bien faite avait au mieux la même réalité que des martiens ou des fées. Je me jette à l’eau sans hésiter.

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