vendredi 16 février 2007

1951 - Cinq ans.

J’ai raconté deux disparitions en une. Je n’ai aucun souvenir de la seconde sinon ce qu’on m’en a raconté ; je sais ainsi quelle eut lieu à Lacanau, en ville cette fois. Ville était un bien grand mot pour ces rues ensablées où poussaient les petites maisons de pêcheurs de vacanciers. Rien de plus à dire ; naissait alors dans mon cerveau l’excroissance dont je ne me débarrasserai plus, la bosse de mémoire nulle et de distraction effrénée.

On dit que les souvenirs d’enfance n’existent pas. Il ne reste rien de l’enfance, sauf des sensations. Les racontars qu’on nous en fait servent à accumuler des pièces de puzzle, et parfois, soudain, au moment le plus inopportun, le puzzle apparaît sous nous yeux construit. Recollé. Collé, puisqu’il n’avait jamais été décollé.

1951. La parole.

Je ne suis pas sûr qu’on dise vrai. Il y a longtemps que je ne suis plus enfant et pourtant tout comme alors je vis de sensations et d’humeurs. Mon cerveau tente maladroitement de les rendre cohérentes et raisonnables, pas tant aux yeux du monde qui s’intéresse assez peu à ma question, mais aux miens. Seul l’écrit permet cette construction. Je suis nul à l’oral, et si je suis bon à l’écrit, puisqu’on me le dit pas seulement mes amis, je le dois à cette infirmité.

1951 est l’année où j’ai parlé. Coïncidence ou non, l’année qui a fini avec le commencement de l’apprentissage, lire écrire compter, fut celle où l’image des sons s’est raccordée aux sons pensés mais tus. J’avais commencé la lecture sous l’œil sévère de Verbehaud pendant l’été de la seconde disparition, et le chemin de la grande école découvert à l’automne fut celui où le chat me rendit ma langue. Non. Me donna ma langue.

En ce temps là, disait celui qui n’existe pas, personne ne songeait à travailler au CP. On travaillait au Cours Préparatoire en toutes lettres, premier lieu d’usine caché derrière les hauts murs et les fenêtres louches d’une école en meulière franciliennes.

Il fallut quelques semaines à mes parents pour réaliser. Ils commençaient à s’inquiéter sérieusement de mon silence, d’autant qu’ils m’avaient remarqué oreille fine. Il paraît que je m’exprimais sans la moindre ambiguïté par gestes et onomatopées monosyllabiques, mais rien qu’à me voir la proche famille hochait la tête d’un air faussement rassurant mais n’en pensant pas moins.

Ils étaient si habitués à me comprendre, c’était le bon temps, qu’ils ne s’aperçurent pas qu’ils me comprenaient autrement ; Verbehaud et Concordance ne se sont réveillés que sous le coup d’une contre argumentation que je leur ai balancé un jour de mauvaise humeur. Il ne m’ont jamais avoué quel raisonnement les avait ainsi réduits en miettes, j’en déduis que j’avais raison en l’espèce.

Tiens dit l’un à l’autre, on dirait qu’il parle. J’invente un peu mais j’aime cette invention là de ce qu’ils ont dû dire. Peut-être avec un sous-entendu que c’était finalement mieux avant et qu’on n’en avait pas fini avec lui, moi.

Je parlais la française langue, sujet verbe complément, bon les accords n’étaient pas tout à fait conformes mais est-ce si différent aujourd’hui, vocabulaire varié et syntaxe variable, concordance des temps et verbe haut bien obligé sur le coup. Comme mes cousins de la proche famille pataugeaient encore dans la normalité d’un discours hésitant et embrouillé, mes parents prirent en les voyant un air faussement rassurant en hochant la tête.

Vous allez me répondre que ce ne sont que racontars et raconteries. N’oubliez jamais qu’ici personne ne peut sous-estimer racontars sans avoir affaire à moi. Ces raconteries, si je les rapproche de ma vie future qui est ma vie passée, dégagent légèrement l’horizon brumeux. J’apprends sans jamais rien dire, sans même poser de question, je suis le cancre du radiateur qui ne pose jamais de question, puis soudain je retiens, je sais, bon sang mais c’est bien sûr. Attendez, je ne suis pas en train de prétendre au génie, où à quoi que ce soit qui me rendrait supérieur à qui que ce soit. Le soudain je retiens que je viens d’écrire intervient au bout d’un bon mois pour l’évidence, au bout d’un an pour le simple, au bout de dix ans pour le complexe, au bout de cent ans pour la solitude.

Le cancre a du temps devant lui pour se chauffer. Il regarde par la fenêtre qui donne sur les arbres du parc du Lycée, des années et des années après la naissance de la parole, pendant que le professeur s’échine sur ce qu’a voulu dire l’auteur, travail bien inutile : l’auteur a dit ce qu’on lit et c’est tout ; à nous d’inventer la vie qui va avec. Le professeur repère le cancre envolé dans les Pyrénées ou le Périgord, il lui demande ce qu’il vient de dire là juste maintenant, a-t-on idée de copier le professeur au lieu de l’écouter ?

Le cancre bien sagement répète les quinze dernières phrases inutiles du professeur qui profite de ce temps de répit pour trouver un autre motif de colle. Genre attitude insolente. On ne saura donc jamais ce qu’avait voulu dire Boileau, ou Voltaire, ou Amélie Nothomb.

Non, pas Voltaire. Il n’était pas encore né.

1951 - FIN.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

On m'a dit : prends bien garde à ne pas croire tout ce qu'on dit" et les souvenirs d'enfance existent pour ceux qui se les rappellent. Pas d'auto-dénigrement elle a dit la dame et puis l'essentiel n'est-il pas de savoir lire et écrire ?
Des beaux souvenirs et c'est petit à petit que l'enfant se construit. Triompher devant ses parents, quelle jubilation !

Anonyme a dit…

1951 pour moi c'est à la fois la naissance d'un troisième frère, la mort de mon arrière grand-mère Marie pendant que je faisais la connaissance de Monsieur Robert Schuman, en vacances chez lui à Scy. Merveilleux accent régional au goût de mirabelles.

Anonyme a dit…

Il ne m'a pas dit en jaune que mon commentaire avait été pris en attente d'1 validation ... je le tricoterai.

Andrem Riviere a dit…

Je suis un peu débordé, mais ce n'est pas nouveau. Chaque goutte d'eau m'engloutit, elles ne manquent pas à l'appel.

Comme vider l'océan avec un râteau.