mardi 27 février 2007

1952 – Six ans.‎

1. Le palier d’en bas.

Il faut être discipliné. Donner l’année et l’âge. Après tout qui peut deviner en lisant 1952 que j’ai six ans cette année-là ? Qui peut t’obliger à sautiller de lien en site et de billet en balise pour trouver ce dont tu n’es pas certain que ce soit utile. Circonstance aggravante, toi lecteur très patient qui aurais fini par découvrir que ma naissance est en 1945 devras encore faire un effort pour comprendre que sagittaire n’est point servir, et que toute l’année doit s’écouler pour que le résultat de la soustraction des années devienne l’âge.

Sans parler de l’incertitude des 10 derniers jours de décembre, un quartier d’antilope. Sages étaient ceux qui calèrent les mois sur les constellations solaires et le premier jour de l’année sur le premier jour du printemps. Justement, les iraniens, depuis toujours, il n’est Perse ni révolution islamique qui tiennent. Il faudra qu’un jour je vous pose la question : comment peut-on ne pas être persan ?

Sans parler des les faux prophètes qui veulent humilier ce pays et ce peuple sous des prétextes de bien et de mal. Autant s’humilier soi-même. Un jour viendra.

Sans parler de ceux qui descendent les marches et dont on ne saura qu’à la fin la date du jour où ils retrouveront le ventre du départ, le palier d’en bas.

L’année 1952 commence à voir apparaître des bouts de souvenirs moins reconstruits que les précédents ; c’est l’année de la grande école où j’étais entré pendant l’épisode 1951, juste pour parler. Je me souviens fort bien de cette école à hauts murs et portail en ferraille vrombissante, qui se fermait derrière moi toujours en horaire limite, avec des harmoniques de plus en plus graves à faire tressauter les boyaux.

J’y ai vécu cinq années d’école primaire, et mes souvenirs se sont assez empilés de classe en classe pour ne plus s’échapper. Cette grande école est inscrite dans ma tablette échevelée, et seul Alzheimer saura venir l’y effacer, alors qu’il n’aura plus rien à faire sur l’école maternelle, ce qui s’appelle rien, évanouie dans le brouillard définitif. Il m’est arrivé d’y chercher plus tard ma petite sœur les soirs d’emploi du temps chargé de mes parents, mais mon regard ne dépassait pas la grille en bas de l’escalier d’où je ne voyais rien de ce passé où je fus.

Il me faut encore un détail me revient de 1951 pour terminer le tableau, la touche finale, la fin de l’envoi. Tu te souviens de la rentrée d’octobre 1951 qui me vit dans le monde des grands, et qui à cette occasion m’entendit parler. Peu avant cette rentrée vint mon second frère au monde. Trop petit pour devenir concurrent et trop agité pour ne pas être une attraction permanente. Troppo agitato. Mon frère Troppo.

Ma soudaine parole n’est pas étrangère à cette naissance diront les fins limiers, et pourquoi pas ?

2. 1952, nos moutons.

Les livres d’histoire t’expliquerons mieux que moi le contexte, ce sont eux qui me l’ont enseigné quand le temps d’apprendre vint : la France se reconstruisait à grandes enjambées et si les souffrances étaient multiples, la certitude était là que chaque lendemain serait meilleur que la veille. Il en était ainsi chez nous. Et le lendemain chaque matin chantait un peu mieux.

Le frigo était déjà un projet, il faudra attendre quatre ans pour l’avoir, mais un projet réalisé se mérite. Qu’est-ce qu’un désir qu’on soulage dans l’instant ? Des meubles potables de style typique années cinquante venaient peu à peu encombrer nos cavalcades.

On était à mille lieues du confort de maintenant et ne compte pas sur moi pour vanter la litanie du bon vieux temps. L’inconfort d’alors serait insupportable à nos fesses roses de maintenant, et seul le projet, le progrès, l’espoir, le rendaient indifférent à mes parents. Les enfants où qu’ils soient font avec puisque nés avec.

Quoique, à Groszny, je ne sois pas si sûr de moi.

Au printemps de cette année là j’ai rencontré la mort en vrai.

La mort en vrai.

Il ne sera pas question ici de longue philosophie sur le pourquoi du comment de la mort, tout a été dit, je me suis moi-même attelé à cette tâche ailleurs ce qui ne t’intéressera pas, à juste titre car que dire en un gîte à moins qu’on ne dise ? Il ne sera pas question de la mort d’un proche, d’un que l’enfant aime ou n’aime pas, qu’on lui annonce d’un air grave, que l’enfant enregistre un peu perdu pendant dix minutes puis la cavalcade reprend ; il ne sera pas question des morts en série, non plus des morts d’hécatombes comme il en existait déjà, comme il en a toujours existé ce qui n’interdit pas de continuer la lutte, camarade.

Je vais te parler d’une mort minuscule, la mienne.

Un truc idiot, une bactérie mal venue, une de ces minuscules bestioles pasteuriennes qui dérèglent la machine à vivre et qui fait monter la fièvre pire qu’à El Pao. Je me souviens comme d’hier de cette nuit-là. Impossible de rester couché, impossible de tenir debout, l’air qui manque même penché à moitié à la fenêtre surtout ne pas tomber en cherchant trop loin, tituber de long en large à l’étage des enfants, le bébé est là-haut ne pas faire de bruit, ne pas déranger sinon avis de tempête côté Verbehaud, me recoucher me relever, et pourtant ni nausées ni hoquets ni ventre mou, signes déplaisant de maladie qui m’auraient rassurés, je me souviens de cette vie de mouche affolée dans le bocal, avoir soudain peur du noir qui m’indifférait que pouvait-il se cacher dans tout ce noir enfumé, ne pas supporter la lumière qui crève les yeux et voici qu’elle éclate, la lumière et que sur le palier se dresse en contre-jour la silhouette de Verbehaud.

Oui monsieur la phrase est longue, les correcteurs orthographiques sont parfois lassants. J’aurais voulu l’y voir le monsieur chatouilleux de la syntaxe, si le temps ne lui aurait pas paru long.

En vérité je mourrais dans l’indifférence générale empoisonné par mon propre sang, sans vouloir déranger, et je me souviens de cette peur de déranger plus forte que tout le reste. Je sentais bien que la situation n’était pas ordinaire, mais je me devais de vaincre seul la nuit noire, je devais triompher à mains nues du bel ange qui rôdait autour, sous peine d’éternels reproches.

L’ange déconfit.

Caramba encore raté. Verbehaud était sur le palier toutes lumières braquées. Au bout de combien de temps d’agonie, le mystère restera entier. Ni moi ni Verbehaud ne le connaissent, alors qui d’autre pourrait. La nuit, trois heures, une heure, cinq minutes ? Tout est possible.

Thermomètre et marche à pied, seringues, histoire de Q, Philippe Khorsand.

Mais tu le sais déjà : il n’y aura pas de tempête, à peine m’avait-elle touché le front que ce fut branle-bas de combat. L’eau fraîche, le thermomètre qui manqua d’exploser après quelques instants d’exposition, le père secoué pour sortir de son sommeil du juste et courir chez le docteur, mécontent mais soudain motivé au vu du thermomètre quarante et un virgule huit.

Il n’y avait ni téléphone ni voiture, tout devait se faire entièrement à pied et de vive voix, huit cents mètres de course, sonnette insistante pour réveiller à son tour Esculape, lui aussi à l’air bougon de réticence ; professionnel il voulait vérifier la gravité du cas à l’insistance du monsieur essoufflé, et comme il connaissait déjà l’impassibilité de Concordance le voir dans cet état l’a aussitôt convaincu de se dépêcher, huit cents mètres retour.

Le docteur est entré dans la pièce avec sa grosse mallette en cuir aussi large que haute remplie d’instruments menaçants, il jeta un œil vers moi, tâta ici et là et là encore, s’empara d’une seringue de trois mètres de long et m’injecta deux mètres cubes de liquide. On ne disait pas antibiotique, on disait pénicilline. Merci à Victor Fleming qui inventa bien, à Docteur Esculape qui injecta fort, à Papa Concordance qui marcha vite, à Maman Verbehaud qui s’éveilla tôt.

Pendant plusieurs semaines, madame l’Infirmière me gratifia trois fois par jour du cérémonial piqûre, la casserole qui bout avec les seringues, je ne savais pas qu’il fallait les faire cuire, le petit flacon capsulé de fer blanc dont on perçait l’opercule avec l’aiguille énorme qui peu après trouvait le chemin d’un emplacement encore libre sur la gauche ou sur la droite, et hop. Je ne disais rien, mais quarante et un jours virgule huit plus tard quand il n’y eut plus de place sur le moindre morceau de fesse, je décrétai que j’étais guéri et que personne ne s’occuperait désormais de mon cul.

Chacun rentra chez soi et je finis l’année scolaire avec tous les égards dus à mon rang, bulletin de résultats lamentables inclus ; ce n’était pas grave, je savais parler, lire, écrire et compter jusqu’à quarante et un virgule huit. L’ange exterminateur était reparti furieux et tel Khorsand, maugréa qu’un jour il m’aurait. Personne ne me fera jamais dire du mal de la science et de la technique.

Fin de l’année 1952

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Le vrai talent est là, arriver à faire rire avec une histoire assez dramatique. A chacun son heure, elle n'a pas sonné. Comme dit la chanson "ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine" je dis non, j'ai eu la scarlatine, pas les piqûres. Aurais-tu les fesses comme la peau d'orange cicatrices incluses ?

Anonyme a dit…

Et puis l'ange exterminateur n'a qu'à bien se tenir pendant quelques décennies, non mais !
Ce n'est pas Khorsand qui maugrée, c'est l'autre, les deux autres qui espèrent bien "l'avoir un jour" et un copiage : personne ne me fera dire du mal de la pub ...