vendredi 2 mars 2007

‎1953 - Sept ans.‎

[nouvelle édition]


J’ai maintenant 7 ans. C’est la difficulté du sagittaire plus que des autres ; il ne peut faire la soustraction de l’année en cours avec l’année de naissance pour connaître son âge, puisqu’il lui faut parcourir la quasi-totalité de l’année en cours pour atteindre l’âge qu’il doit avoir à la fin de celle-ci.

Si tu ne comprends pas, c’est que tu n’as pas assez sagittaire pour servir. Je suis décalé d’un an, voilà tout. J’ai 7 ans pendant toute cette année là, et je ne deviendrai huit qu’à la tombée de la nuit hivernale. Anniversaire crépusculaire, l’automne est à bout. Je ne sais pas pour toi, mais rien n’y fait, chaque fois que j’entends, lis, prononce ou écris le mot décembre, chaque fois que simplement j’y pense, l’obscurité m’entoure qu’il fasse plein soleil ou que mille projecteurs m’illuminent. Il n’en est rien pour janvier tout aussi nocturne que décembre et parfois plus gris ; vas comprendre. Janvier est clair. Décembre est noir.

Sœurette, lieu commun, disputes.

1. Le problème de robinet.

C’est qu’il me faut un souvenir, pour 1953. Sinon le ricochet sera rond dans l’eau, bulle de savon sans savon, échec et mat. Un souvenir ? Voilà voilà j’arrive.

En 1953 je découvre le mystère féminin. L’absence de robinet là. Ma sœur est née, et nous la contemplons sous toutes ses fossettes, je ne vais pas dire coutures, il n’y a pas de couture qui tienne avec ma sœur, dans tous les sens du terme. En ces temps de pudibonderie galopante, il n’y avait pas de mot prononçable, alors entre garçons nous disions robinet. Mais sans robinet, comment désigner?

La fratrie est au complet maintenant. Elle était supposée l’être avant la venue de Sœurette, mais il est des désirs sur les corps entre mai et juin qui oublient les programmes, quand le soleil nouveau réchauffe les peaux et les esprits. Mes parents ont accepté le cadeau, ont décidé de l’aimer, et se sont résignés à avoir un quatrième garçon. Ce fut ma sœur. Il y aura pour le restant des siècles des siècles les deux grands et les deux petits, peu importe que je sois le plus petit de tous, je suis un des deux grands, je suis l’aîné, et j’aime les lentilles.

J’ai découvert que l’appartenance à une fratrie était une des structures les plus décisives de l’enfance, en lisant tous ces ricochets tendres ou tenaillés où tous en parlaient mieux les uns que les autres. Qu’ils soient doux ou bruts, ils dépassent le rôle de souvenir d’enfance et deviennent un piédestal nécessaire. Que ce soit la découverte de la concurrence, de la solidarité, de la séduction, de la domination, la fratrie nous enseigne par sa seule existence tout ce qu’on doit savoir de l’existence, justement. Nous nous construisons à la fois avec eux et contre eux, et les haines qui en résultent peuvent devenir aussi définitives que l’amour qu’on leur porte.

Bon, je suis un peu lieu commun, là, non ? Et que vont dire les enfants uniques, structurés pourtant eux aussi, et souvent beaucoup plus attentifs au monde extérieur, le seul à leur portée?

J’ai découvert aussi, des milliards d’années plus tard, rien de tel que les temps géologiques pour me stratifier, que nous n’avions pas les mêmes parents, mes frères et sœur et moi. Nos différents parents sont bien pour le père Concordance et pour la mère Verbehaud, l’état civil et les têtes de mules en témoignent. Mais aucun de nous n’avons connu la même Verbehaud ni le même Concordance. Les souvenirs que ma fratrie en a, les jugements qu’elle leur porte, les traumatismes qu’elle subit les pauvres chéris et moi aussi d’ailleurs, ne sont pas les mêmes que les miens. Et si parfois un souvenir commun survient, il est ressenti positif par certains et négatif par les autres, et tutti frutti.

Du coup, j’en ai déduit que nous n’avions pas les mêmes frères et sœurs. J’ai observé : dans le mille, chacun juge les deux autres autrement que moi, et l’inverse ne me surprendrait pas davantage.

Malgré l’existence inévitable des deux grands et des deux petits, j’ai rapidement noué une relation particulière de connivence et de complicité avec Sœurette : si petite, si fille, si maligne. Nous ne jouions pas ensemble et nos activités étaient inconciliables. Il n’empêche : à la moindre tension dans l’air, j’argumentais pour elle, elle se battait pour moi, elle détournait l’attention, je la cachais. Bien plus tard, nous nous dresserons l’un contre l’autre avec violence, mais ne serait-ce pas toujours la même histoire ? Encore plus tard, nous nous réconcilierons.



J’ai oublié un épisode. Le second, bien qu'il précède le premier, l'ordre des souvenir fait désordre, parfois.

Il date de l’été précédent, et j’ai trop de retard pour un retour en arrière. Il est pourtant lié à celui-ci par ce fait certain : la découverte du genre, de l’autre genre. Mon nouveau-né Sœurette côté plomberie, et l’été précédent côté cœur.

2. Premier amour.

L’autre genre avait en effet commencé son travail de conquête un an plus tôt.

Pourquoi ne serait-on pas amoureux à six ans d’une vieille de neuf ? Deux ou trois choses que je sais d’elle : elle m’avait adopté, au milieu du monde impitoyable de la colo de Lacanau, encore Lacanau à la colo Les Hermines, le dernier Lacanau. Elle avait joué avec les autres sans me laisser. Elle m’avait laissé le cadeau de son prénom, jamais oublié.

Elle s’était intéressée au petit chétif encore convalescent. Qu’on jette un œil sur moi et soudain l’émotion me submerge, alors vous pensez, la jolie châtaigne qui me parlait au milieu des aboiements! Je me souviens de cet étrange goût de reviens-y quand elle me parlait puis repartait pour de nouvelles aventures. Elle jouait avec les autres vieux de son âge à des jeux qui me surprenaient, ils jouaient à se marier.

Je me demandais comment ils s’organisaient dans le jeu pour les enfants qui vont avec forcément, quand on se marie il y a des enfants, déjà je n’avais pas tout compris des histoires de graine dans le ventre visiblement des bobards pour me faire taire. Comme d’habitude, je me taisais et guettais le passage de la vérité, surtout ne pas rater l’occasion d’en savoir plus. Mais à ces jeux rien ne fut clarifié, et pas question de servir de poupon, la belle s’y opposait. Il me fallut attendre encore beaucoup d’années avant que la graine trouve le bon chemin, et ce ne fut guère que par des travaux pratiques très tardifs que les points décisifs ont été réglés pour de bon. Les bonnes vieilles années soixante de blocus ont fini par sauter, et moi aussi.

Pourquoi amoureux, franchement ? Une seule raison explique cette certitude. Aujourd’hui que me restent seules la clarté de ses cheveux bruns et cette affaire de graine, l’inconscient vous dis-je, je me souviens de son prénom avec la certitude qu’il s’agit du vrai prénom de mon vrai souvenir : Hélène. Elle aura toujours neuf ans, la vieille. En voilà une preuve qu’elle est irréfutable.

Et je n’avais pas encore traduit l’Iliade.

Assez bavardé, je pourrais écrire deux cents billets sur mes frères et sœur, juste pour cacher mon incapacité à me souvenir de rien cette année là, le CE1, et l’été qui suivi, mauvais en classe, été de devoirs de vacances, quand je vous disais traumatisme. Je ne suis rien qu’un pauvre chéri.

Année 1953. FIN


5 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah les écarts : un an en date et presque deux en âge ... pas de difficulté pour suivre cette histoire de fratrie et nous partageons deux poings communs : l'aînesse et le goût pour les lentilles.

Anonyme a dit…

Mon souvenir de 1953 : 35°C le 24 mai

Anonyme a dit…

Pour l'âge ça ne colle pas bien, Hélène c'était ma grand-mère ...

/.\ a dit…

Pour l'âge ça ne colle pas bien, Hélène avait bien du temps encore avant de prendre de la graine...
si je puis dire.
;^)

Anonyme a dit…

Et même si je n'avais rien à dire, j'avais envie de le faire savoir parce qu'en ce temps-là je ne savais pas grand-chose et ce n'est guère mieux maintenant !