lundi 6 septembre 2010

HISTOIRE DE JIM - Premier mouvement : le rendez-vous.

Premier mouvement : Le rendez-vous.

Rendez-vous était pris. Depuis belle lurette, le mois, le jour, l’heure même étaient connus. Nous ne pouvions plus reculer. Jim était pourtant très intimidant, et la seule idée de le rencontrer, maintenant que le temps était proche, ralentissait nos mouvements comme dans un courant contraire, comme dans un rêve dont on voudrait sortir. En vérité, ce n’était pas Jim qui nous intimidait puisque nous ne le connaissions pas, mais l’idée de Jim, l’image que nous nous étions inventée de lui, puisant ici et là des pièces de puzzle pour tenter de se le représenter, pour avoir l’air intime le moment venu. Fausse manœuvre ; nous avons construit nous-mêmes notre inquiétude.

Nous connaissions certains de ses collègues, de ses relations, de ses amis, et nous savions qu’il leur ressemblait, nous savions bien à qui nous aurions affaire, ses qualités et ses défauts, les ennuis et les cadeaux qu’il nous ferait, enfin, sans le savoir exactement, nous en avions une idée plutôt plaisante. Mais voilà, nous savions qu’il faudrait faire bonne figure, être à la hauteur de ses exigences, et nous savions aussi que nous étions à son égard tout aussi exigeants, ce qui n’excluait donc pas le risque de déception.

Notre rendez-vous avec Jim ressemblait en cela aux rendez-vous amoureux de première fois, et c’était bien la première fois, justement.

Tout a été chargé dans la belle auto, les brosses à dents, les cotonnades, les cartes mémoires. Nous sommes partis délobe, avec huit jours d’avance pour prendre le temps de l’approche, n’est-ce-pas ainsi que les sondes exploratrices tournent longtemps autour de leurs astres avant de s’y perdre. Il était important de ménager une sorte de transition entre les deux planètes, et sacrifier à quelques dieux. La famille, en sentinelle sur le pas de la porte, n’allait pas nous laisser filer sans rien dire. La table était mise, le temps éclairci, la fatigue pressante, nous nous sommes arrêtés dans les blanches terres en lisière de Double et nous avons festoyé.

Puis ce fut l’amie qui nous réclama en bordure du Bassin, ses huîtres et sa Dune. Elle avait besoin de compagnie pour deux ou trois soirs de solitude. La table était mise, le temps maussade, la fatigue endormie, nous avons terminé les quatre jours de fête par un bel artifice et nous avons festoyé.

Puis le passé passa, mon passé dans la grande ville de la demi-lune. Y retrouver ma rue de naissance et le numéro de la maison, dix-neuf, drôle de boutique cette échoppe où je suis né, drôle de numéro, mais les amis étaient là, eux aussi, à nous y attendre. La table était mise, le temps lumineux, la fatigue noyée dans les bénitiers de Saint-André, à moins que ce ne fût Saint-Michel va savoir, et nous avons festoyé.

Il nous restait quelques heures pour être à l’heure au rendez-vous, il ne fallait pas se faire avoir par la tortue en gambadant juste un pas de trop. Nous avons traversé la Grande Forêt en laissant le soleil à droite, puis nous avons remonté le cours de la rivière bondissante et nous sommes entrés dans le vif du sujet.

Jim nous avait prévenus. Nous sommes quatorze à la suite, avait-il dit, armés jusqu’au bout des cordes, des cornes, des corps, des cœurs et des chœurs. Marteaux, coulisses, chevalets, pédales, touches, crins, clés et peaux frémissent et se tendent à nous attendre. Nous le savions, nous étions partis joyeux pour cette course lointaine, désormais plus de retour possible : l’horizon n’est pas morne.

Parfois dans l’aventure il sera question de musique. Je sais qu’il est impossible de décrire de la musique par des mots et je n’aurai pas cette impudence. Le musicien me raconte une histoire quand je l’écoute, ou plutôt, comment dire, j’entends une histoire dans sa musique qu’il joue pour moi, et seulement pour moi. Il peut se trouver cent mille personnes ou deux autour de nous, le musicien et moi, qu’il ne jouerait que pour moi, car je suis le seul à entendre ce que j’entends, tout comme les cent mille autres personnes sont chacune la seule à entendre ce qu’elle entend. C’est l’histoire que j’entends que j’écrirai en voulant trouver les mots sur la musique, et ce sont ces mots qui diront le mieux ce que j’ai entendu. Il n’y aura aucun discours sur le médiator, sur la sourdine, sur le trémolo et sur l’anche récalcitrante. Il n’y aura aucune thèse sur les harmonies et les passages d’accords, sur les bémols malvenus et les dièses de comptoir.

Je ne fais pas dans le traité de musicologie, je ne fais pas dans la guitare classique, je fais dans la guitare sommaire, et je voyage, je rêve, je contemple, et je me berce. Je me souviens des anciennes rencontres, je mélange les réminiscences in tempo, je crépuscule avec Nellie et je regarde lentement se faner mes deux gardénias.

Le voyage sera long. Il ne se résume pas en deux temps trois mouvements. Comme une symphonie façon Bruckner, il y en aura dix, douze ou quinze, des mouvements, au bas mot. Et chacun prendra son temps, le tempo comme ils disent, il faut respecter la cadence et ne pas aller plus vite que la musique. Alors je m’installe confortablement dans ma cave, j’allume un bon cigare, et je commence.

5 commentaires:

luce a dit…

Quel joli plaisir de te lire ...

Marie a dit…

Un texte comme je les aime ... Pas de lieux communs, seulement des lieux connus et au passage quelques éclairs de Royan, de côtes de tous côtés et des profondeurs. Il était temps que tu nous rejoignes.

Andrem Riviere a dit…

@ Luce: j'aimais bien t'appeler Luciole. Tu n'y es pour rien, mais je résiste à Luce.

@ Marie: Non, Royan cette fois est resté de côté, de l'autre côté de mes côtes : le bassin, la dune, la grande forêt.

luce a dit…

Tu peux continuer à m'appeler Luciole, si tu veux ;-)

Lyjazz a dit…

Et j'y étais !
Avec toi mais sans toi.
A me retourner sur le passage des 6ooo, cherchant auquel tu pouvais bien ressembler !
A écouter cette histoire qui me parlait seulement à moi comme elle parlait aux autres.
A la décoder et la traduire en mon langage.
Portée, aussi...