vendredi 24 septembre 2010

HISTOIRE DE JIM - Septième mouvement: des bas et des hauts.

Septième mouvement : des bas et des hauts.

Le ver rongeait le fruit. Mes amours des années préhistoriques avaient pris un goût de rance, une odeur de suspicion, une ombre d’un doute. Ne venaient-elles pas de malentendus, mal entendus aussi ? Ne procédaient-elles pas de ces certitudes assénées comme celles qu’on m’a servies dès le premier jour chez Jim ? Toute musique s’inscrit dans le monde où elle apparaît, les musiciens ne sont pas de purs esprits qui oublient leurs chagrins et leurs impôts à l’entrée de la scène. Toute musique est chargée de poids social, historique, économique, et bien malin qui échapperait à ces contingences. Prétendre écouter en ignorant d’où elle vient, c’est écouter d’une seule oreille, c’est entendre d’un demi-cerveau.

Mais prétendre aimer la musique pour ces raisons politiques et culturelles en oubliant le travail du musicien et la résonance qu’il éveille en soi n’ouvre que l’autre oreille, n’éveille que l’autre hémisphère. J’étais orphelin de la musique que j’aimais ; Paco n’avait pas réussi à me consoler sur ce point. Je n’étais plus sûr de rien, et la libre jaserie toute entière s’effilochait dans le brouillard. Justement, elle se présentait à moi sous sa forme francophone avec les jumeaux qu’on disait magnifiques, ma réconciliation avec moi-même s’annonçait triomphante. On allait voir ce qu’on allait voir et entendre l’inouï, éclaircir l’horizon.

J’ai vu. Entrevu, entre les nuques. J’ai entendu. Il y eut du bruit et de la gesticulation, de la jaserie de pacotille, du grand débraillé braillé. Le seul intérêt tenait à la gémellité, apercevoir ces deux clones si semblables dans leurs gestes malgré leurs instruments si différents avait quelque chose d’exotique, d’extraterrestre. Mais chez Jim on n’est pas sur Mars, et ce qui est rigolo cinq minutes lasse en trente et exaspère en nonante. L’horizon restait bouché : une grande peur a commencé à me gagner. C’était un moment très étrange, cette fin de concert où je ressentais la venue d’une catastrophe floue, à la fois un peu ridicule et très dévastatrice, une catastrophe qui pourrait bien être la découverte de mon propre mensonge à moi-même depuis tant d’années, depuis toujours. Et sans me le formuler vraiment, ces choses là se cachent au creux de nos peurs, je commençais à me demander jusqu’où pouvait déferler le raz-de-marée, impossible à décrire, à comprendre, à partager, à endiguer ? Voici que soudain j’entendais ce que j’aurais dû entendre autrefois, et j’entendais la musique qui m’avait construit et elle n’était que bouillie pour les chats.

La libre jaserie, les hologrammes, le rythme implicite, la tonalité cachée, l’énergie brute, l’esthétique du cri, tout cela n’était que chimère, je m’étais bercé de désorganisation sonore pour de mauvaises raisons. Mon rendez-vous avec Jim sonnait le glas d’une grande part de mes joies : je n’avais pas été préparé à ce naufrage.

Il suffisait de voir le regard de ‘Aliénor à ce moment là pour comprendre qu’il ne restait plus qu’à retrouver la voiture au fond des terrains vagues où nous l’avions abandonnée, entre une tente quetchua et un WV télescopique, et rentrer chez nos hôtes anglais. Nous resterions quelques jours au bord de la piscine à boire des rafraîchissements, puis direction Billancourt, destruction de mille galettes.

J’ai découvert en Jim une qualité rare : lorsqu’on est avec lui, il faut laisser derrière soi tous les faux-semblants dont on se nourrit en temps normal, tous les simagrées toutes les poses ; costumes, discours, musiques, attitudes, sont percés à jour comme s’il déferlait sur la bastide un flot de rayons X. Je me voyais plus crûment que jamais et je voyais autour de moi dans le moindre détail tout ce qui se cache d’ordinaire sous un vernis trompeur. Mentir aux autres devenait dangereux, se mentir à soi-même impossible. Qui avait pu mettre en route cette machine infernale ? Là encore, on ne m’avait pas prévenu.

Il faut pouvoir survivre à un tel décapage, laisser tomber la fièvre, attendre cinquante minutes et une bière dans le verre à un euro, revenir s’assoir à sa place sans quitter le champ de bataille malgré l’envie. J’avais suggéré à ‘Aliénor d’aller sur la place où jouaient probablement des gens de qualité, en me laissant à cette expérience étrange où face à moi-même j’avais besoin d’être seul ; il ne s’annonçait rien de bon derrière les tambours et les trompettes de la renommée entonnées dans le programme, mais un étrange amalgame, un méli-mélo de quintette en jaserie et d’orchestre symphonique. Stoïque et attentive, ‘Aliénor ne m’a pas abandonné à mes tourments, nous sommes ici, nous irons jusqu’au bout de notre nuit.

Nous n’en avions pas fini avec les métissages : voici venir la jaserie franchouillarde aggravée de prétention orchestrale. Nous devions affronter cette vieille lune où la musique écrite allait se mélanger à la musique orale, où la baguette du chef devait laisser libre cours aux improvisations des garnements. J’avais déjà écouté le pianiste à Billancourt, il y a plusieurs années, il n’avait pas encore de nom et ne savait pas trop où il habitait. Il m’avait laissé un goût de dubitatif, mais avec comme une impatience, une curiosité insatisfaite.

Nous allions assister au combat du chef à la baguette contre le pianiste errant. Peyrebelle et Trottignon, Peyrebelle contre Trottignon, l’un malgré l’autre, quelle sauce devait tourner ce soir, du catch, du judo, ou de la danse de salon ? L’histoire nous enseigne que ces rencontres, souvent inventées pour tenter de donner de la respectabilité au monde de l’oral, comme s’il avait besoin de respectabilité et de classicisme, ont rarement donné de bons résultats. Autant dire que je n’étais pas prêt à leur donner mes bons dieux sans confession, bien délabré que j’étais dans mon humeur massacrante.

Une heure trente de concerto. Voilà ce qui se passa. Une heure trente. Et ce qui me vient sous le clavier n’est pas ce que j’avais dit que ce serait. Alors comme je déteste me contredire à deux lignes d’intervalle, je pourrais un peu chipoter maintenant. Trouver à redire. Faire la fine bouche. Jouer le blasé, le perfectionniste, le savant kicétou. Il y eut de petits défauts, personne n’est parfait, l’exercice était très périlleux et tout concourrait à son échec, y compris mon état d’esprit, surtout lui. Ce fut grandiose. Jim était sain et sauf, mes doutes envolés.

Chipotons, pour l’honneur. Quelques articulations entre le quintette et l’orchestre furent maladroites, quelques approximations orchestrales seront à retirer, quelques longueurs. Je peux faire le malin musical, je sais que nous avons assisté ce soir là à un événement musical de première grandeur, au décollage d’une fusée inter galactique qui emportait avec elle tous les extraterrestres dans l’oubli. En se présentant à la fin du concerto, le pianiste avait un tremblement dans la voix, et ce tremblement était de l’humilité devant sa propre audace, de la fierté d’être arrivé au bout, et tout au fond la certitude qu’il avait accompli une réussite qui l’obligeait désormais à réussir plus encore. Pour une première mondiale, tu n’osais presque pas dire le mot, c’était une première mondiale ; Baptiste, tu as mis tes pas dans les pas des plus grands, à toi de trouver la bonne enjambée.

Mon septième mouvement devrait s’arrêter là, sur la marche triomphale. Mais tous les compositeurs le savent, on peut aussi finir ma non troppo. Ce sera la tâche de mon trio roublard, l’accordéoniste, le violoniste et le guitariste, Galliano, Lockwood, Lagrène. Rencontre au sommet, ou plutôt addition de sommités. Il arrive en jaserie que un plus un fassent cent, les exemples abondent de cette arithmétique. Au troisième concert de ce soir là, il n’y eut pas multiplication des pains. Ils furent trois à jouer, à se jouer de nous, à jouer entre eux, matois, rigolards, heureux, et
grâce à ce que nous avions entendu auparavant, nous fumes heureux de ce qu’ils jouèrent ; après tout nous étions bien venus pour eux, alors nous fumes heureux avec eux.

Néanmoins l’heure du festin était passée. Il n’y a pas deux miracles à l’heure, même chez Jim.

C’est mieux ainsi. Il nous fallait ce petit dessert joyeux, les trilles des drilles, pour apaiser les esprits et laisser renaître l’amour au fond de nous, au fond de moi. Jim m’avait secoué du cocotier, et il m’avait rappelé que si l’on succombe souvent à ses propres mensonges, on peut aussi découvrir derrière eux la part du vrai et de l’ivresse comme derrière l’ivraie la part de bon grain.

5 commentaires:

Anne a dit…

J'ai enfin pris un peu de temps pour lire "bien" les morceaux écrits de l'histoire de Jim.

Me suis régalée.

Merci.

Andrem Riviere a dit…

Si je comprends bien, je nuis gravement à la productivité.

Andrem Riviere a dit…

Même pas honte.

Lyjazz a dit…

Et bien nous sommes d'accord sur une sorte d'état particulier qui règne chez JIM. Je l'appelle parfois le quai 9 3/4 (voir Harry Potter).
Nous sommes d'accord sur le concert des frères Moutin.
Trotignon je suis ok aussi. ce moment est terni par l'article du lendemain dans lequel il conspue sa consoeur Hiromi : je trouve ça indigne.
Quant au dernier trio, pour les avoir vu séparément souvent, je n'ai pas trouvé ce concert correct. Pour les avoir vu de près, je n'ai pas trouvé qu'ils étaient complices, mais qu'ils étaient 3 solitaires regroupés.
Comme quoi : chacun sa vision, et son écoute.

Marie a dit…

Ailleurs, là où j'étais ces derniers jours, ça jasait pas mal aussi et sans musique ... J'ai cette chance inouïe d'écouter, non des célébrités, seulement des gloires locales amateuses, entourée de trois à quatre cents personnes au maximum et tout cela reste en accord avec mes oreilles. mais bon, je ne suis pas une spécialiste ...