mardi 12 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Onzième mouvement : l’éternité selon Jim.

Onzième mouvement : l'éternité selon Jim.


Le troisième sommet. Le point culminant d’où Jim, aux heures lasses, doit sans doute s’asseoir et allumer sa cigarette dans le noir contemplant les lumières de la ville. La rumeur du monde monte jusqu’à lui, l’immensité qu’il est devenu lui pèse, il craint l’embolie, il n’est pas dupe de sa gloire, il se demande parfois ce qu’il a gagné d’avoir à ce point conquis tant de territoires, être celui chez qui tout ce qui compte de l’autre côté de la mare aux canards se doit d’avoir été invité, pas de Jim sur ton CV et tu n’es rien au fond de Harlem ou à Kansas City. Etrange destin que celui de ce campagnard nourri au foie gras devenu le centre du monde de la musique la plus invraisemblable qui fût, partie des champs de coton pour s’étaler dans les tournesols.

Chaque fois, un sommet est à gravir qui lui seul justifie tout le remue-ménage. Ce peut être un inconnu qui surgit dans la lumière, ou bien un petit maître qui soudain chavire les têtes, ce peut être un grand de grand qui, pétri d’humilité vient, sans crier gare, montrer son âme et réveiller les morts. Il est des valeurs dites sûres qui, assises sur leur réputation, donnent à entendre leur satisfaction paresseuse, il en est qui jamais ne sont rassasiées de s’ouvrir les veines. Monsieur McCoy est de celles-ci, et je ne nommerai pas celles-là.

Monsieur McCoy. Je ne saurais nommer autrement ce monsieur, amaigri mais souriant que j’avais déjà croisé il y a bien longtemps en compagnie de JC, du temps de l’an zéro. En vérité, je n’attendais rien d’exprimable ici, ou bien je n’osais rien attendre de ce qui avait suffit à me faire venir ; tout le reste, le temps passé en tours et détours, les mille concerts, la libre jaserie et les manouches, les latins, les orchestres et les verres de bière, tout cela n’était que pour être là, au concert de Monsieur McCoy. Je ne pouvais pas me l’avouer, je ne pouvais pas charger mes oreilles de cette attente. Alors je tentais de ne rien savoir de ce soir là et je feignais de m’intéresser aux comparses, à la deuxième partie, je feignais de croire que la première partie de la soirée ne serait que l’habituelle formalité de ce qu’autrefois on appelait la vedette américaine.

La vérité est que je n’étais chez Jim que pour écouter le concert de Monsieur McCoy Tyner. La vérité est que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici n’existe que pour écrire maintenant sur le concert que m’a donné Monsieur McCoy Tyner. La vérité est que je ne sais pas comment écrire sur le concert de Monsieur McCoy Tyner. J’ai l’air malin.

Quatre-vingt-dix minutes de magie plus un rappel historique, pendant lesquelles je n’ai remarqué aucune nuque, ressenti aucun étouffement, subi aucune chaleur, senti aucun battement de pied. Il n’y eut aucun déluge de notes et je n’ai même pas entendu les applaudissements. Il y avait deux personnes sous le chapiteau, lui et moi, et je ne sais pas comment les choses se sont passées, alors comment les dire ?

Est-ce le souvenir d’un certain « Love Supreme » à Antibes, qui chassa tant de monde ce soir de juillet 1965 ? Il faisait partie de l’équipe qui commençait à se désagréger ; JC cherchait son Golgotha, il se préparait à de formidables ascensions ; l’homme aux tambours furieux encombrait sa route de sombres pressentiments ; la contrebasse traquait la juste note dans l’air marin qui gonflait le bois ; et notre pianiste du milieu de la tempête était celui qui garde le cap, attentif et inflexible. Je me souviens de son inflexibilité. Ce fut un concert mémorable et l’hologramme devenu fou doit encore errer dans la pinède.

Il avait vieilli, il avait maigri. J’avais vieilli, j’avais grossi. Nous nous sommes pourtant retrouvés, non point semblables à ce que nous étions alors, mais semblables entre nous comme nous l’étions alors. Nous avions changé pareillement en quelque sorte mais qui aurait pu le deviner dans les six mille en foule ? Ce n’est pas le souvenir qui nous unissait mais ce que chacun était devenu. Plus que jamais il était là pour moi et il a pu convoquer le vieux fantôme.

Comme s’il m’avait deviné, ce ne furent pas les fantômes attendus qu’il fit venir, ce ne furent pas les fantômes de la pinède. Ceux-là, il les avait enterrés depuis belle lurette, il avait eu sans doute assez de mal à les enfermer sous sa casquette. Non, à la place des fantômes convenus il appela le fantôme qui convenait. Un fantôme de moine, le fantôme du Moine. Peu après, le Barron terrifié s’efforcera de chasser à grands coups de doigts sur son clavier ce maudit Moine. Mais là, en compagnie de Monsieur McCoy, sans même exhiber je ne sais quel improbable chapeau, il a pu doucement commencer à danser autour du piano de son collègue sa ronde ursuline et j’ai même cru entendre de petits grognements.

Ce n’était pourtant pas la musique du moine qui se jouait mais celle du bon Monsieur McCoy, sa propre musique, dépourvue de toute influence, de toute imitation, hormis l’influence de deux siècles de musique noire mêlée au reste du monde. Il ne jouait pas la musique du fantôme mais la sienne, qu’il l’ait composée, qu’il la construise à travers quelques standards, ces airs si connus qu’on n’arrive plus à en formuler le titre. Ils étaient là tous les deux, le vivant dans sa musique à lui, le fantôme attendant l’âme. Il y avait comme une mélodie de mort joyeuse et apaisée, de mort acceptée. On comprend bien que le Barron ait pu avoir peur, mais Monsieur McCoy savait parfaitement à quoi s’en tenir et il a transformé en plaisir pur pour moi et pour cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf autres vivants le tremblement métaphysique.

Le concert a duré nonante minutes à ce que dit ma montre. Au diable les montres et les breloques même fabriquées en Suisse. Parfois en me réveillant, toutes ces nuits depuis, je me dis que le concert a duré mille ans, un parfum d’éternité. Le dernier morceau du dernier rappel, comme un envoi comme un aveu, je le savais j’en étais sûr, fut une composition du moine. Il a attendu la fin du fin, le bougre.

J’en ai entendu, des banalités sur le silence après Mozart. Le silence qui a suivi le dernier morceau de la musique de Monsieur McCoy, le silence qui ne dura qu’un instant et que nul applaudissement prématuré ne vint rompre, pour une fois mais est-ce le seul hasard, le silence qui est tombé comme un dernier soupir, ce silence était du Thelonious Monk.

N’est-ce point cela, l’éternité ?

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