vendredi 15 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Treizième mouvement : Jean-Marie d’Ossau.

Treizième mouvement : Jean-Marie d’Ossau.

Il n’y a plus d’oublié. Tout le monde a reçu son paquet et je peux partir en ballade. Quatorze à la suite, finalement, ce n’est pas un exploit, juste un peu trop de gourmandise. Il y a eu du boire et du manger, du lard et du cochon, du midi à quatorze heures, encore ce quatorze pourquoi ne dit-on pas dix-quatre comme tout le monde, de la vessie et de la lanterne, du bien et du mal. Jim se moque ; où est le bien, où est le mal, qui es-tu qui prétends les reconnaître ? Voilà trois mille ans et plus qu’un énergumène inconnu a posé la question, personne n’a encore trouvé la réponse et dans trois mille ans on cherchera toujours, et tu décrètes ceci et cela dans ce que je t’ai donné à entendre ? L’un ne va pas sans l’autre, et si je dis qu’il y eut du bien et qu’il y eut du mal, Jim ne pourra pas me reprocher d’avoir dit quel était l’un et quel était l’autre.

J’ai seulement dit ce que les uns et les autres me faisaient et comment je m’accordais à ce qu’ils me faisaient. Jim hoche la tête et prends l’air dubitatif. Ne surtout pas lui dire qu’en réalité j’ai ma petite idée ou ma grande idée, sur ce qui a été bon et ce qui a été mauvais. Prétendre que tout est relatif relève de l’honnêteté en général et de la paresse en particulier. Tôt ou tard il faut choisir son camp et décider ce qui doit être et ce qui ne doit pas être, pour soi, s’entend, pour soi seul. Et Jim lui-même, sans me l’avouer de son côté, sait bien ce qui lui a convenu et ce qui n’a pas répondu à ses attentes. Il le gardera pour lui mais lui aussi aura fait ses choix.

Dans dix ans, ce qui ne lui aura pas plu aura été oublié. Et si par extraordinaire le concert décevant devenait mythique, il sera content de n’avoir rien dit et préférera annoncer qu’il y était. J’ai donc déjà trop écrit, je ne peux plus revenir en arrière, mais je sais que j’ai choisi mon camp et si je me suis trompé, si j’ai laissé passer un hologramme fabuleux sans le voir, tout le monde le saura avant moi. De toute façon, l’hologramme est déjà perdu, alors le savoir ou ne pas le savoir, quelle importance ?

Pendant quelques heures, nous avons fui le monde de Jim. Trop dense, trop riche, trop présent, tout à coup il nous fallut trouver de l’air rare, aspirer du vide pour parler l’oxymoron. Où que l’on soit dans ces campagnes règne un petit vent sournois soufflé par Jim, et en parisiens indécrottables nous sommes allés nous cacher à la ville et ses plaisirs simples : attendre dans la file des moteurs qui fument, pester au feu, brûler des priorités, terroriser des piétons, tourner à la recherche d’un créneau, et mettre un paquet de pièces dans la machine à stationner. Puis traîner sur les trottoirs à la recherche d’une gargote, flâner parmi les touristes dans le château royal, s’assoir dans un transat à l’ombre sur le boulevard et déguster une bonne glace gigantesque aux mille parfums. Il fait très chaud et l’air sent l’asphalte récent. La glace est crémeuse à souhait et en face, dans le monde parallèle de l’autre côté de la balustrade, les deux dents de la molaire me font un signe d’amitié.

Je ne me lasserai jamais de la ligne des montagnes vue du boulevard et des rêves qu’elle m’a inspirés. Aujourd’hui encore, elle vient me voir de temps à autre quand je dors et j’ai douze ans à mon réveil.

Il fallait revenir chez Jim. Il nous avait donné la permission de 18 heures. Nous étions à l’heure sur la place pour découvrir un certain Samy Thiebault, j’espère ne pas en écorcher le nom, nouveau venu dans ma liste qui ne cesse de gonfler. La question de la relève ne se pose plus une fois qu’on a fréquenté Jim, et je serais presque davantage inquiet de la pléthore que de la rareté. Ils sont tous si jeunes, si réussis, si habiles, si énergiques, et si bons élèves, que je crains de me poser la question de leur avenir à eux, le mien et celui de la musique n’ayant aucun sens. Est-ce une pépinière d’où sortira le nouveau génie des alpages ? Est-ce plutôt un nouveau monde dont je n’ai pas la moindre idée et que je ne connaîtrai jamais, qui s’efforce d’éclore sous la coquille, et où la jaserie dont je procède ne sera pas de mise, une musique encore inouïe qui se mijote sous le regard complice des valeurs sûres du jour, comme le très bon batteur qu’il faudra que j’identifie. Tiens, Rémi Vignolo, rien que lui, justement lui. L’ami Thiebault pouvait plus mal tomber.

Je peux les aligner, tous les noms qui construisent ce monde ignoré, il suffit de recopier le programme. Je n’en ai pas entendu beaucoup, trop occupé par Jim et ses mille faces. Je donne ceux qui m’ont atteint : Thiebault ici présent, mademoiselle Teychéné, le Tara Petit Pas quartet avec mademoiselle Abati. Mais ils sont nombreux, ces petits jeunes, et je sais bien que je ne les verrai pas grandir. Autant apprécier ce qu’ils font sans imaginer ce qu’ils feront, je fais confiance aux vieux loups de mer pas si âgés pourtant, qui les accompagnent, le Vignolo de bon augure, et ce pianiste que j’entends, là, entre deux portes, et que je sais avoir déjà entendu, bon sang mais c’est bien sûr, Alain Jean-Marie qui vient donner la réplique à la belle Abati. Les voilà pourvus et parrainés, prêts pour le grand saut, et je n’ai plus besoin d’accumuler les galettes à leur noms, je n’en saurais que faire, ils ne m’accompagneront pas aussi longtemps que leurs aînés m’ont accompagné, nous ne vieillirons pas ensemble, et je ne pourrai pas les retrouver dans cinquante ans comme le dimanche soir j’avais retrouvé monsieur McCoy après une si longue absence.

2 commentaires:

Marie a dit…

Un petit coup de blues ?

Andrem Riviere a dit…

Ce n'est pas le blues. Ou plutôt, c'est une sorte de bleu, comme dirait mon ami Alain Gerber.

Il faut accepter l'idée que je ne découvrirai plus les musiques qui viennent, dans ce sens qu'il ne me sera pas possible de valider par le temps qui passe mes choix et mes préférences du moment.

Quand je me suis mis à aimer la musique d'Archie Shepp, je ne savais pas s'il aurait ou non un avenir musical. De même pour Albert Ayler que tous ou presque vilipendaient. Ils ne m'ont pas déçu en vieillissant pendant que je vieillissais. D'autres m'ont déçu.

Désormais, je ne saurai pas s'il seront décevants ou non, mes petits nouveau, et je dois m'habituer à cette idée.

C'est un fait, ce n'est pas une peur ni une tristesse.