vendredi 25 février 2022

DETOURNEMENT

 1.           Prologue

Il était une fois un très puissant personnage qui régnait sur un département entier. Ne me demandez pas comment il s’appelle, son nom ne vous dirait rien, vous qui ignorez tout de ce qu’était un département dans la France de 2019. Mais tout le monde le connaissait par son sobriquet de Barbazur, pour des raisons très obscures qui remontent à la nuit des temps car il n’avait pas de barbe, ni son père ni ses aïeux depuis quarante-douze générations.

Barbazur faisait la loi dans son domaine. Mieux, il était la loi. En toute objectivité je dois reconnaître que tous y trouvaient leur compte en prospérité, en calme social, en services publics performants, en fins de mois confortables. La servitude volontaire la plus douce de toute l’histoire des servitudes volontaires depuis Montaigne et La Boétie.

Il vivait seul dans sa vaste demeure sise aux confins de la ville, qu’on appelait le château. Personne n’y avait jamais pénétré, ou alors il y a si longtemps qu’ils étaient morts et enterrés sans avoir connu Barbazur et on n’avait jamais fait le rapprochement.

On ne sait quelle mouche le piqua (décidément on ignore beaucoup de choses dans ce conte), un soir ou un matin, mais il décida de se marier. Il le fit savoir par voie de presse, un encart publicitaire dans le journal départemental, pas question de petite annonce dans la rubrique rencontres : « je désire une épouse habile et accorte, accueillante et vive, intelligente et patiente. Elle aura tout pouvoir sur le château et ses dépendances et sur le territoire associé. Budget illimité. Une seule obligation, bien légère mais confidentielle, lui sera demandée qu’elle pourra refuser en renonçant au mariage sous réserve de garder indéfiniment le secret.

Ecervelées s’abstenir ».

L’encart précisait la date du casting et le lieu, une grange spécialement aménagée à proximité du château, avec estrade, musiciens, buffet-traiteur somptueux, sono et projecteurs, on se doutait bien que la journée mordrait sur la nuit. Barbazur avait engagé une sorte de DRH avec un cahier des charges très précis et très complet, une grande femme élégante et expérimentée, rompue à l’observation des défilés de jeunes femmes avec éliminations impitoyables. On la voyait arriver de loin, surmontée d’un immense chapeau dont elle ne se séparait jamais et qui l’avait rendue célèbre dans tout le pays. Electrique et éclectique, on la surnommait GdF.

On devait procéder aux présélections le matin, l’après-midi serait consacrée à des présentations successives en rangs d’oignons de ces belles dames du temps jadis, en diverses tenues, jusqu’à aboutir à un dernier groupe de douze retenues, oui, douze comme les douze apôtres mais au féminin pourquoi donc n’y avait-il pas de femmes chez les apôtres ? Barbazur voulait rester spectateur attentif et silencieux toute la journée pour mieux laisser venir le choix décisif, car il était convenu qu’il aurait le dernier mot quoi qu’il arrive quitte à interrompre la fête en cas de dérapage, d’évolution inattendue, de panique soudaine dans sa tête.

Le soir venu, il apparaîtrait dans toute sa puissance, incontestable Directeur de jury, pour les interrogatoires individuels et publics, jury où l’on retrouvait bien entendu GdF, l’assistant de GdF, et la mère de Barbazur dont je n’ai pas encore parlé car elle terrorise tout le monde y compris moi et Barbazur.

2.           Interlogue

Le grand jour arriva. Pour une belle journée, ce fut une belle journée. Cent-quatre-vingt-quatre femmes se présentèrent dès potron-minet sur la prairie attenante à la grange. Il y eut embouteillage et le parking trop petit fut le théâtre de querelles de places et de pare-chocs. Une bonne entrée en matière permettant de tester les nerfs fragiles et les tempéraments robustes. Il y eut quelques retardataires, obligées de finir à pied, un peu essoufflées et farineuses de la route qui poudroie. Tactiquement, c’était une bonne idée d’arriver en retard, pour échapper au pugilat initial et surtout se faire remarquer quand tout le monde était déjà assis. L’ai-je dit, que la gagnante finale sera justement l’une de ces retardataires, la plus essoufflée et la plus poussiéreuse ? Je ne l’ai pas dit et vous n’avez rien lu, il ne faut pas aller plus vite que la musique et la journée ne fait que commencer.

3.           Epilogue

Tout se passa comme on l’avait organisé et il n’y a rien à raconter de plus. Vous voilà déçus et c’est tant pis. Le mariage fut célébré en grande pompe avec la jolie retardataire quelques semaines plus tard et le couple se retrouva dans le château. Tout ça pour ça.

La légère obligation évoquée au début était de ne pas entrer dans le cabinet secret du troisième étage, la porte à gauche en montant l’escalier B.

Lors d’une absence impromptue de Barbazur, sa femme ouvrit la porte interdite et découvrit les cadavres des gens qui depuis une éternité avaient pénétré dans le château sans que personne ne fasse le rapprochement.

Elle laissa tomber la clé qui fut tachée d’un sang impur.

Barbazur s’en aperçut à cause de la tache impossible à effacer.

Il fut contraint de décider de tuer sa femme sur ordre de sa mère.

Sa femme fit donc sa prière et fut sauvée in extremis par sa sœur Anne et ses frères qui survinrent juste à temps (après un suspense insoutenable) pour interrompre le supplice. La mère fut décapitée.

Barbazur et sa femme qui se nommait Jeanne j’avais oublié de l’écrire reprirent leur vie commune mais n’eurent pas d’enfant. Elle fut brûlée vive à Rouen un peu plus tard par un cochon anglophile et Barbazur lui survécu longtemps.

Fin de l’histoire vraie.