lundi 31 octobre 2011

LA DANSE DES MENHIRS - Histoire de Jean-Marc

Et ce n’est pas fini.

13. L’histoire de Jean-Marc.

L’histoire de Jean-Marc ne fait que commencer. On ne sait pas s’il a fait trembler sa terre, mais les gens dessus ont dansé, ont vibré, ont sauté, ont swingué. Les menhirs, les soirs de pleine lune, se sont dandinés au coin des forêts hantées.

Les fantômes d’outre-océan ont fait la traversée, ils ont bien un peu maugréé, ils n’ont pas facilité la tâche et parfois tendu des pièges. Sinon, à quoi bon être fantôme si l’on ne peut plus compliquer la vie des vivants ? La tectonique des plaques est une science encore incertaine et les plus grands balancements surgissent parfois où on les attend le moins, dans la frêle voix d’une jeune femme, sous la baguette d’une sorcière battante, d’un soufflet argenté argentique argentin, du chapeau de d’Artagnan.

Tel champion international, gêné dans son élan, a refait son retard aidé par l’homme des îles, tel désir d’amour n’a pas assez été entendu, telle joie est restée dans la pression de la cocotte-minute. Ce n’est pas grave, tant d’autres chances sont venues et viendront, d’autres princes, les choses favorites et les ronds de minuit. Il y a tout le temps, la patience, le travail, les voyages, les rencontres, qu’aucun règlement ne saura codifier, qu’aucun programme ne pourrait enseigner.

On vérifiera alors le vieil adage devenu musique, intraduisible sans perdre ce qu’il contient de plus précieux, son indicible secret.

« It don’t mean a thing if it ain’t got that swing ». Edward Kennedy Ellington, le Duc.

Terminé le 31 août 2011 à 00h03.
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dimanche 30 octobre 2011

LA DANSE DES MENHIRS - Troisième partie : des hauts et débats.

Troisième partie : des hauts et débats.

9. Il y a tant de façons de danser.

Il y a tant de façons de danser de par le monde qu’on ne saurait les connaître toutes. Le swing jaillit de sources parfois impossibles, mais si elles ne l’étaient en serait-ce ? Ainsi la Milonga, ses sœurs des trottoirs de Buenos Aires, son grand frère Tango, au nom à toucher dehors ou à tanguer dedans.

La légende raconte que l’Italie des migrants, la France de Gardel et l’Argentine des portueños se sont alliées pour la naissance de cet enfant bâtard, seuls les bâtards sont beaux. Prenons-la pour véridique : il n’en faudra pas davantage pour aimer les ambassadrices de ce balancement très spécial venu des mers du sud. Une italienne, une française, une argentine, dont l’alliance renouvelle le pacte musical légendaire et donne au Tango son raffinement canaille et à la Milonga son désespoir heureux.

A Trémalo une chapelle est construite dans le granite immobile où se joue la musique des bouges latins sous les trente doigts de Contempo ; le bandonéon de Marisa Mercado, le violoncelle d’Isabelle Sajot et la guitare de Roberta Roman y racontent toute l’histoire du nouveau monde instable de Carlos à Astor, et, emportés par la plainte du fleuve d’argent, chavirent la voûte et Gauguin accrochés tout ensemble.

10. Le soir tombait.

Le soir tombait sur l’amphithéâtre. Chacun guettait la pluie. De trop la sentir danser sur elle avait refermé la terre dans son immobilité. La tâche n’était pas facile pour Marine Seznec, emprisonnée par la terre figée, sa terre-mère. Il aurait fallu empoigner le menhir, il aurait fallu une rasade de potion magique. Comment se balancer d’avant en arrière avec un tel caillou ?
Les fantômes sont fatigués, Billie et Serge, le Moine et le Genius, aucun ne vient à la rescousse, ils ont emporté leurs secrets dans leurs tombe. Mais qui voudrait vivre la vie qu’ils vécurent pour avoir leurs poussières d’étoile sur les doigts, leur voie lactée dans la voix ? Il en faut, de la patience, de l’énergie, de la chance, une vie entière parfois, pour les réveiller. C’est déjà beaucoup, ce choix radical de se jeter à leur poursuite.

Un grand voyage initiatique commence. Marine a trouvé l’océan qu’il lui fallait ; elle a abandonné les fantômes des champs de coton et des chants des boggies, elle a largué les bouches du Mississippi pour les rives déjà croisées à Trémalo du fleuve argenté où les langues chuintent et rocaillent, où les démarches se déhanchent, de gauche à droite, del Norte al Sur.

Là le rubato vient tout seul, aucun fantôme à réveiller, la fille d’Ipanema a fait rouler le menhir, Alfonsina l’a fait pleurer. Finalement il n’a pas plu.

11. L’Angleterre, décidément.

L’Angleterre décidément n’est pas le pays du swing. Beatles et Cullum ensemble ou séparément n’ont jamais réussi à faire bouger le moindre menhir. Stonehenge est encore debout, la preuve. C’est une autre mer, une autre paire de Manche qu’il faut, ni Channel ni Albion mais un Océan entier. La bande des potes avait la joie dansante prometteuse, il leur manquait une eau d’une autre trempe, une eau majuscule.

Le gentleman à New-York peut swinguer, de retour sur le granite ses pieds sont lourds, justes et précis, nickel chrome, rien à redire, ils se posent pile sur le temps et l’aplatissent. La joie bout inutilement dans la marmite, rien ne tangue. Alors comme la veille ce sont les océans du sud qui ont débloqué la soupape, le déhanchement latin a réveillé l’écorce terrestre, la croûte a pris ses aises, le monde a oscillé droite gauche et gauche droite sur les airs de Vinicius de Moraes et de João Gilberto. Agua de Beber. Garota de Ipanema. Desafinado. Brasil. Brasil. Brasil.

La sauce latine n’a jamais pu ébranler l’Angleterre nous dit l’histoire. Peu nous importe, nous avons notre pain de sucre, et que la joie demeure.

12. Les voyageurs sans terre.

Les voyageurs sans terre dansent aussi quelquefois, ceux-là dont le seul horizon est de n’en point avoir. Pas besoin de continent pour dériver, c’est peu de dire qu’ils bougent et quand ils voudraient s’arrêter on les chasse. Ils sont les manouches. Pour jouer leur musique il faut être l’un d’eux. Le dernier trio du dernier concert sous la dernière halle du dernier bourg était manouche et peu importe qu’il y ait de la généalogie dedans.

Du cœur, du talent, certainement.

La guitare mélodique, la guitare accompagnante, la guitare rythmique sont bien alignées, le père, la fille, l’ami, prêts à remplir leur rôle immuable et virtuose. Les manouches inquiètent mais leur musique rassure tant les codes ont été répétés sur radio-robinet. Trop immuable ? Trop virtuose ?

Les deux Cyril et les deux Duclos ne l’entendent pas de cette oreille, ni leurs six mains. Montés sur le solide piédestal offert par Django, plus solide que tous les menhirs du coin, ils inventent un nouveau ciel, de nouveaux nuages, où la voix de Leila prend son envol, déploie de mystérieux poèmes, et revenant sur sa parole les hache en un scat implacable de rythme et de justesse. Qui a entendu les plus grandes trébucher sait combien cet art est périlleux.

Leila Duclos ne trébuche pas. Sa voix parcourt les gammes, tantôt colibri et tantôt condor, et se pose soudain où l’accord est parfait. Il y eut Ella, il y a Leila. Voilà.
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samedi 29 octobre 2011

LA DANSE DES MENHIRS - Deuxième partie : la terre tremble sous le verre.

Deuxième partie : la terre tremble sous le verre.


5. Cela a commencé.

Cela a commencé avec les arpenteurs, comme il se doit. Comment reconnaître sa terre si on ne commence pas avec eux ? Ils sont partout, les arpenteurs, sitôt qu’on en cherche on en trouve, et les trois qui vinrent furent vite renforcés d’un quatrième, un pour tous, tous pour un. L’Athos du souffle, Denis Colin, penseur, sage, méthodique ; Le Porthos de Rhodes, Benjamin Moussay, mur impavide à renvoyer les balles et les notes, relanceur inlassable ; l’Aramis de la baguette plutôt que de la rapière, Eric Echampard, fine lame à tambours, dentelles en cymbales, et derrière le raffinement polyrythmique, caisse féroce à qui l’oublie.

Le quatrième des trois, inévitable d’Artagnan, insoumission de guitare et enveloppement électrique, écoute et complétude, et l’immensité des terres encore devant lui, à explorer, à arpenter.

La bande des quatre a fait trembler le granite, elle a soulevé la salle comme on ne l’avait jamais vu de mémoire de verrière, et la terre de Rospico a commencé à vivre. Un milliard d’années qu’elle attendait ce moment.

6. On ne plonge jamais.

On ne plonge jamais dans un chaudron bouillant sans quelque préparation. Un échauffement diront les gymnastes, un stage les directeurs, une entrée les gastronomes. Jean-Marc avait tout prévu, produits du terroir avec assaisonnements : pour trembler, cette terre devait arroser ses meilleurs fruits des sauces les plus mouvantes, huîtres et crêpes circonflexes avec tréma caraïbe, piment du bayou, paprika de Hongrie, anchois de Sète. En alternance, Saxodéon et Alphonso Jazz furent les épices dansantes des vieilles recettes gauloises, Dixie et casquettes pour ceux-ci, diatonique et ténor pour ceux-là.

Il en fallait, de la terre collée aux chaussures venue de l’autre côté de l’Océan tout proche, de l’autre côté de la grande mare, venu des contrées qui dansent, pour accomplir ces prodiges, pour faire bouger le granite, soulever le menhir. On entendit chanter tonton Georges et rugir le tigre à coulisse, tous les soirs, en tout lieu.

7. C’est un métier d’homme.

C’est un métier d’homme, à ce qu’on dit. Qu’il faut du mollet et du biceps, de la métronomie et de la pulsion, bave aux lèvres et poil aux pattes ; la batterie est affaire d’homme, un point c’est tout.

Timide mais pas trop, Anne Paceo d’un revers de mailloche a balayé les lieux communs des esprits courts. Attentive aux terres qui dansent, Brésil et Catalogne, promenades anharmoniques de Leonardo Montana au piano, errances de Joan Eche-Puig à la contrebasse ambulante, elle est patronne d’un univers bien à elle, où fermant les yeux on entend passer Max le matheux, Roy le précis, Elvin le sauvage, et dans un claquement de charleston Arthur le noiraud.

C’est sur toute l’histoire de la batterie qu’Anne se hisse pour inventer l’inouï. Max Roach, Roy Haynes, Elvin Jones, Art Blackey peuvent rentrer chez eux, leurs baguettes sont en de bonnes mains, nul besoin de biceps ni de mollet mais quand même un peu, juste être musicienne et savante, sensible et forte, battante et batteuse.

Elle méritait son quart d’heure de silence et de cigarette hors la verrière quand la fête fut finie, seule.

8. Un creux du rocher.

Un creux du rocher fut son berceau ; il dut s’éloigner pour trouver un sens au mot swing. Sinon, à quoi bon la trompette ? Pour danser ce qu’il avait dans la tête, il parcourut le monde, il souffla le chaud et le froid, il rencontra les grands. Le granite natal devint arène et l’arène sable mouvant, il devint célèbre à son tour.

Eric le Lann, l’enfant du pays, est de retour à la maison ce soir là. Il connaît la musique, il sait que ce ne sera pas facile, tous ces regards aimants, toutes ces poches pleines de pierres qu’on lui accroche, la danse des retrouvailles se raidit et se fige. Il a demandé à un vieux complice de l’aider, en direct des Antilles, d’ouvrir la boîte aux vents et aux tempêtes, Alain Jean-Marie.

Il n’a l’air de rien, Alain le révérend. Tout juste s’il ose regarder la salle, il se cache derrière son camarade : il n’est là que pour toucher une touche noire ou une touche blanche du grand Steinway, il mérite à peine un si glorieux privilège. Au fond, il sait très bien qu’il a sous les doigts toutes les éruptions de sa terre à lui. Il en a sous les semelles, dans les poches, dans la tête, il est tombé dedans petit, bien malin qui résiste.

Le granite d’Aven-Belon n’a pas résisté longtemps à la chaudière de Basse-Terre, même celui qui emprisonnait la trompette, ce soir là encore il a dansé.
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dimanche 23 octobre 2011

LA DANSE DES MENHIRS - Première partie : la crêpe jaseuse.

Première partie : la crêpe jaseuse.

1. C’est vraiment.

C’est vraiment le bout de la fin du territoire. Un nulle part ailleurs, qu’il fallait être capable de planter des menhirs à mains nues dans toutes les pelouses préhistoriques des alentours pour venir habiter ici. Peu de temps auparavant, d’énormes glaciers s’étaient empilés sur les vertes collines granitiques et y avaient creusé des sillons pédagogiques, épargnant cet effort à l’océan tout proche.

Les glaciers fondirent, tôt ou tard glace fond ou se brise, et l’eau, coucou cosmique, occupa le nid. Ria, Aven, Fjord, il n’y eut pas assez de mots pour décrire cette géographie-là. Ainsi naissent les pays, de creusements de fonte de bris d’invasion, et d’oubli n’étaient les menhirs et les huîtres. Deux sillons ont suffi pour inventer ce pays du bout de la fin, l’Aven et le Belon, l’un qui nomma l’érosion glaciaire et l’autre le divin mollusque.

Pendant ce temps hautain se tait le menhir sur sa pelouse.


2. L’homme a attendu.

L’homme a attendu longtemps. Inusable est la colline et inusable le menhir qui en provient. Les capitaines rentrent chaque matin de l'oceano nox. L’occasion de pêches miraculeuses pour qui arrive à l’heure à la maison. Il est patient, l’homme. Tous les hommes d’ici sont patients et têtus. Il faut bien l’être dans un pays où rien ne s’use, ni la pierre, ni l’herbe, ni la pluie.

Sait-on ce qu’attendait l’homme, le sait-il lui-même ? Que le menhir tombe en poussière, que l’océan se retire, que les huîtres marchent ? Peut-être attendait-il que la terre tremble. Voilà ; il attendait que la terre tremble.

On peut toujours attendre. Elle ne tremble jamais, la terre d’ici. Elle a certes vacillé il y a un milliard d’années quand d’énormes montagnes ont surgi dans les parages. Elle en a été toute retournée. Alors elle s’est juré qu’on ne l’y prendrait plus. Et la forte tête n’a pas cédé depuis. On pourrait presque y construire une centrale nucléaire tellement qu’elle ne bouge pas la terre, mais pas touche ont dit les gens d’ici on a bien assez de la radioactivité du granite.


3. On finit toujours.

On finit toujours par s’énerver quand on attend, même très patient et très têtu. L’homme a commencé à s’énerver. Il comprenait que jamais elle ne tremblerait d’elle-même, cette terre figée entre sa pierre et ses coquillages. Il connaissait tous les fils de tous les filets, ceux-ci qu’on jette en mer sans doute mais surtout ceux-là qui relient les hommes entre eux.

Alors il a laissé dériver ses pages, ses écrans, ses claviers, et au petit matin quand il a senti que la pêche était bonne il est rentré à la maison.

De l’autre côté de l’océan, loin d’ici, il est un pays qui danse. Tout le temps à se balancer, ils ont même inventé un mot pour le dire, le mot swing. Le linguiste dira qu’ils n’ont rien inventé, que le mot existe dans l’anglais langage depuis avant Shakespeare, que c’est un verbe irrégulier swing swang swung. Le linguiste a tort. Ce mot, venu du pays qui danse de San Francisco et sa faille de San Andreas à New-Orleans et ses cyclones, personne en Angleterre n’est parvenu à le traduire en musique.

Oublions l’Angleterre, c’est l’océan qui décide ici.


4. Voilà ce qu’il me faut.

Voilà ce qu’il me faut, pensa Jean-Marc. Pour la suite, l’homme se nommera Jean-Marc et même si je ne suis pas tout-à-fait sûr qu’il soit têtu et patient, je suis sûr que c’est un ami. Et il décida d’apporter un peu de terre qui danse dans le pays d’Aven-Belon. On dira ce qu’on voudra, un peu têtu et très patient, quand même. Et il avait su mettre des fleurs jaunes dans son herbe.

Les gens de l’autre côté de l’océan ne se dérangent pas sans de bons gros arguments. Mais dans les filets encore fragiles, tous les pêcheurs le disent, on ne prend pas de trop gros poissons. Ce n’est pas grave, il en est de plus fins qui sont très swing, il en est de plus légers qui bougent comme là-bas dis ; ils laisseront tomber de leurs semelles de vent un peu de terre qui danse, elle se perdra dans le granite et lui apprendra la tectonique.


Jean-Marc aura gagné son pari, le pays inusable aura commencé à trembler. Et l’on mangera la crêpe jaseuse et l’huître bougonne, au son de l’accordéon, de l’hélicon, du balafon, du bandonéon et du tromblon, du saxophon et du piston.

jeudi 6 octobre 2011

La symphonie du nouveau monde - 5. Allegro con Fuoco ; coda.

Rêver, ou cauchemarder. Il comprenait soudain que ces visions étaient ce qu’il avait entrevu au-delà des neuf mois du paradis promis. Les vieux sages avaient bien tenté de les lui cacher et y avaient presque réussi. Un immense mensonge semblait désormais l’attendre dans la pénombre du hall. Mensonge les statues des glorieux ancêtres en marbre ligure, forcément glorieux, mensonge ces tapis de Khorramchahr et de Jong-Qing, mensonge la haie d’honneur et la peinture fraîche sous laquelle paraissaient déjà les traces de sang séché.

Ainsi il aurait couru pour rien. Il avait montré sa force et sa rapidité pour une parcelle de lucidité. Il avait cru aux mirages, il les avait fait siens, ils étaient devenus ses mirages à lui, non plus ceux qu’on lui avait projetés sur l’horizon du ciel mais ceux qu’il avait entreposés dans son magasin à rêves, à profits. Le mensonge n’était-il pas la seule vérité à laquelle il pouvait prétendre, et le réel ne serait-il pas précisément ce qu’il déciderait qu’il soit, sans être dupe du mensonge dont on l’aura entouré ?

Après tout, il y était déjà jusqu’au cou, dans le mensonge, avec ses souvenirs qui se font la malle, là, sur le perron. Il l’a montée, sa dernière marche, encore quelques pas, juste quelques petits pas de danse. Le moyen, pour dévoiler les mensonges, les révéler, les vérifier, les dénoncer, quel est-il si tu meurs avant d’entrer ?

Alors vois-tu, vas-tu, vis-tu, ou bien non ?
Ou bien non ?

Il hésitait sur le seuil.
FIN.

samedi 1 octobre 2011

La symphonie du nouveau monde - 4. Scherzo.

4. Scherzo.

Dix milliards. Bientôt nous serons dix milliards et autant de bouches à nourrir. Il se souvient qu’on lui avait raconté cette immense cour de récréation avec dix milliards de petits camarades. Ceux qui le poursuivent sont beaucoup moins nombreux, une goutte blanche dans l’océan des vies et ils périssent à vue d’œil ; oui, il sera l’une de ces bouches à nourrir, une bouche de plus, mais ne sera-t-il pas nécessaire à tous par sa seule présence, par le seul fait d’être né, comme tous sont nécessaires à tous ?

On lui avait dit qu'il serait semblable parmi ses semblables et cependant unique ; on ne lui avait pas dit que sa différence pouvait tuer. On lui avait dit que d’être né lui donnerait le droit à la vie ; on ne lui avait pas dit que ce droit devait être conquis sans cesse et qu’il fallait faire ses preuves, chaque seconde qui passait. Un faux pas, et c’est la trappe.

Efficacité, qu’ils disent.

Il pourra se noyer dans la foule face à l’adversité, il marchera comme un seul homme contre les ennemis qu’on lui aura désignés, pour la plus grande gloire de qui il conviendra. Les grands esprits sauront mieux que lui ce qui est bien pour lui, il lui suffira de suivre et de faire où on lui dira, et s’il est sage il aura un hochet, une croix, une prime, un discours, un mausolée ; et de grands savants, de grands experts, de grands artistes veilleront à son confort, à sa santé, à ses loisirs.

Les jours succèderont aux jours et l’éternité pourra ainsi durer plus longtemps que tout ce dont il aurait pu rêver, les quelques secondes de course effrénée vers la porte.

jeudi 29 septembre 2011

La symphonie du nouveau monde - 3. Largo.

3. Largo

Neuf mois, ils lui avaient promis neuf mois de paradis, à lui dont l’existence annoncée était de quelques secondes. Tout juste avait-il surpris un air gêné quand il avait demandé comment se terminaient ces neufs mois mais ce fut si furtif qu’il n’y pensa plus.

Vivre et couvert en permanence, température constante, trente-sept deux le matin, rien à prévoir, rien à penser, rien à organiser, tout à domicile, tes désirs sont des ordres, tu n’auras même pas le temps de désirer. Il ne comprenait pas tout ce qu’on lui racontait mais il souriait aux anges, une aventure délicieuse s’ouvrait à lui.

Ils sont venus ils sont tous là, les visages avenants de la famille ; une longue cohorte de lignée, tous ceux qui se sont succédés depuis dix mille ans, trois cents hommes pour la droite ligne des hommes et trois cents femmes pour la droite ligne des femmes ; tous ceux qui viendront ensuite pour les dix mille ans qui s’annoncent. A condition qu’il franchisse le dernier pas, lui et sa suite, pour que les descendants descendent, pour que le fleuve ne tarisse point.

Ils forment une haie d’honneur, les six cents vieux et les six cents virtuels, grains de riz et pétales de roses, X et Y à foison, à l’entrée de l’origine du monde. Mille deux cent spectateurs, de quoi remplir un théâtre prestigieux rien que pour lui. Quel panache mais quel trac !

Il sentait bien qu’il perdait pied et que bientôt il ne saurait plus quelle contenance prendre ; il lui fallait avancer tant qu’il le pouvait encore, avec la foule concurrente maintenant bien en vue au bout de l’allée cavalière. Etrange et mystérieux malaise. Tout est pourtant si simple d’apparence : l’éternité ou la mort, le paradis ou la disparition, l’être ou le néant, naître ou ne pas naître ! Rien n’y fait, il est là sur sa troisième marche à s’embrumer d’états d’âme.

dimanche 11 septembre 2011

La symphonie du nouveau monde - 2. Allegro molto.

2. Allegro molto.

Voici que la rencontre impossible va se produire, toute proche désormais de la probabilité de UN : il monte les marches du seuil vers la porte déjà entrouverte.

C’est à ce moment précis, après toute la succession de hasards et de rencontres qui l’avait conduit ici, qu’il fut saisi d’une peur, d’un regret, d’un doute. Il avait semé la foule de ceux qui convoitaient la place, il avait du temps devant lui, un peu mais pas trop, juste celui de retirer doucement ses chaussures et arranger sa coiffure, cheveu unique mais rebelle, comme les vieux sages le lui avaient recommandé naguère : tu dois respecter les usages et entrer d’un pas ferme et lent, lui dirent les vieux sages.

Mais non. Le piétinement de ses poursuivants se rapprochait, aucun n’avait renoncé sauf les morts, et au lieu de soigner son image et de réussir son entrée, il restait figé sur la troisième marche juste avant le palier de la victoire. Paris valait bien une messe disait le vert-galant qu’il ne pouvait encore connaître n’étant point ; une vie vaut bien une marche.

Encore essoufflé de la cavalcade, il avait du mal à rassembler ses esprits. Il se souvenait de ce qu’on lui avait dit au départ du rallye, des bribe
Liens de souvenirs qu’il oublierait peu à peu, qu’il oubliait déjà, il se souvenait qu’il allait tout oublier et qu’en entrant il ne saurait plus rien de l’origine, pas même le souvenir qu’il y avait quelque chose dont il aurait pu se souvenir. Il savait encore que tout était merveilleux à l’intérieur, il suffisait d’entrer, presque trop avait-il pensé à la description qu’on lui en avait faite, trop facile et trop merveilleux, oui, de cette méfiance là il se souvenait encore.

Il faut toujours se méfier des vieux sages et de l’oubli.

samedi 10 septembre 2011

La symphonie du nouveau monde - 1. Adagio.


1. Adagio.

Il hésitait sur le seuil : allait-il entrer, ou bien tourner les talons et s’en aller très vite ? Il n’avait pas fait tout ce chemin pour renoncer au dernier moment. C’est qu’il venait de loin, le bougre, tu ne peux même pas imaginer. Remonter l’échelle de temps dans les confins où le temps ne sait plus ce qu’il est ne suffit pas : rien ni personne ne peut comprendre comment, parti de si loin, il a pu arriver ici. Les statisticiens les plus érudits ont calculé ; ils sont arrivés à un résultat si faible qu’ils ne savaient pas comment l’inscrire sur leurs tablettes.

Autant dire que ce spermatozoïde-ci n’avait aucune chance de rencontrer cet ovule-là.

L’art de la prévision est un mystère, et la prétention à mettre le futur en équation une illusion mortelle. Le calculateur qui déclare impossible la catastrophe infiniment peu probable, et qui tout fier de ta logique la raye de ton avenir, n’entend-il pas dans nos campagnes mugir les féroces raz-de-marée qui avaient si peu de chance de se produire avant dix mille ans et qui l’emportent à cent à l’heure, à cent pour cent. Combien valait ta probabilité de vie il y a dix mille ans ? Si peu qu’un calculateur dans ton genre à cette lointaine époque n’aurait pas donné cher de ta peau, et pourtant dix mille ans plus tard tu étais bien vivant, là, à cent à l’heure à cent pour cent, juste avant que la vague ne t’emporte.
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mercredi 18 mai 2011

La présomption d'innocence.

A l'instant même où je prononce les mots de présomption d'innocence, et sans pourtant l'avoir dit, je prononce ceux de présomption de mensonge. Et quoi de pire, lorsqu'on subit un outrage, que d'être tu ?

Une forme de seconde mort, en quelque sorte.

Faut-il pour autant renoncer à la présomption d'innocence, si fragile, si vite oubliée par chez nous au moindre fait divers touchant un jeune, un basané, un étranger ?

Je ne sais que dire sans multiplier les points d'interrogation, et grâce au ciel je ne serai pas du jury qui devra trancher une vie entre deux mensonges insolubles dans la vérité. Je souhaite qu'une preuve déterminante et définitive tombe dans cette soupe indigeste, qu'elle soit accablante pour l'un ou pour l'autre, et pour le moment il n'en est pas, et j'ai bien peur qu'il n'y en ait jamais.

Je voudrais tant ne pas rester dans cet entre-deux où pour jeter le puissant dans les flammes de l'enfer au nom de beaux principes, au nom de la défense de la veuve et de l'orphelin, je risque de procéder à la destruction d'une vie pour ma seule petite satisfaction personnelle, et lycée de Versailles.

Deux choses sont certaines aujourd'hui, et sur ce point-là je ne serai malheureusement jamais démenti quelle que soit les vérités :

1. deux vies sont détruites à coup sûr.

2. celle de la femme plus encore que celle de l'homme.

Et je dis bien quelles que soient les vérités. Tentez tous les scénarios possibles, et vous verrez.

Comment font-ils tous, ces gens de tous bords, qui semblent avoir une opinion définitive et secrètement satisfaite ?

mercredi 16 mars 2011

Submergé

C'est justement là qu'est la difficulté : il n'y a rien à dire. Sidération et apocalypse. Quoi d'autre ? What else, comme dirait l'autre.

S'asseoir. Poser sa tête derrière le buisson, attendre que revienne le calme. Tenter de respirer régulièrement. Tu as échappé à la terre qui frémit, à la mer qui rugit. Autour de toi un champ de ruines à perte de vue, à perte de vie. Tu es loin, dans ton petit confort douillet et ce ne sont que des images vidéo que tu as vues, pourtant tu es essoufflé, tu es assis où j'ai dit que tu étais assis, dans le champ de ruines.

Ta maison parisienne est debout, bien là, rassurante, enfin, elle devrait être rassurante, et il fait soleil. D'où vient que tu respires si mal ? Les mots que tu ne trouves pas, que tu ne trouveras jamais, ils n'existent pas, les mots pour le dire. Comment pourrait-on avoir ces mots là sous la main, à portée de clavier ?

Tu n'iras pas là-bas. Tu n’as ni la force physique, ni la force mentale, ni la bonté, ni la compétence pour apporter quoi que ce soit à ces urgences indicibles. Tu dois rester terré dans ta cave, non pour te protéger, ta cave ne protège de rien et tous les courants d’air la traversent avec leurs miasmes. Mais le bruit y est atténué, et tu pourras mieux écouter le vacarme de ta tête. Peut-être arriveras-tu à entendre dans les pleurs et les grincements de dents, quelques-uns de ces mots que tu cherches.

Dans ta cave, tu n’entendras plus l’imbécile bataille des arrogants et des indécents.