mercredi 6 novembre 2013

De la relativité des trombones



L’enfant : C’est quoi qui fait tourner la terre ?
L’adulte : C’est le bruit que fait le sucre quand il fond dans le café.
E : Mais pourquoi que la terre elle tournerait juste à cause d’un bruit ?
A : M’enfin, tu sais bien, si tu entends un bruit derrière toi, tu te tournes. Ben la terre, c’est pareil.
E : Oui mais quand même, je ne me tourne pas à cause du sucre qui fond, j’entends rien quand il fond.
A : Toi tu n’entends rien, mais pourquoi la terre elle n’entendrait pas, elle ? Est-ce que tu sais ce qu’elle entend et qu’on n’entend pas, nous ? Je suis sûr qu’elle a un vacarme dans les oreilles dont on n’a pas idée.
E : Justement, si elle a du vacarme, alors elle peut pas entendre le sucre qui fond, déjà qu’il fait aucun bruit le sucre.
A : Parce que tu as des bruits qui ne font pas de bruit et qu’on entend bien plus fort que tout, même s’il y a du vacarme, tiens, un peu comme le triangle au fond d’un orchestre de trombones. La preuve, on trouve toujours des gens qui jouent du triangle alors que si on ne les entendait pas ils resteraient chez eux pour le même prix.
E : Oui mais personne a essayé de faire fondre du sucre dans un orchestre de trombones.
A : C’était une métaphore, les trombones.
E : Ça fait du bruit, les métaphores ?
A : Il y en a qui ont fait beaucoup de bruit qu’on en parle encore aujourd’hui alors qu’il y a belle lurette qu’elles se sont tues.
E : Alors c’est avec des métaphores qu’on fait tourner la terre !
A : Seulement si elles font du bruit. La terre, dès qu’elle entend du bruit, elle tourne, alors tu parles, depuis le temps, il a fallu en fabriquer, du sucre, du café, des métaphores, des orchestres de trombones et des triangles, et plein d’autres choses que tu ne sauras jamais ni moi non plus d’ailleurs.
E : Bon mais je comprends toujours pas. La terre, depuis le temps comme tu dis, elle le connait le bruit du sucre que j’entends pas, et la métaphore que t’as pas dit ce que c’est, et même un orchestre de trombones, elle connait tout, alors pourquoi elle se tournerait ? Moi je connais les trombones et je ne tourne pas quand ils jouent.
A : Toi peut-être mais regarde les danseurs comme ils tournent avec l’orchestre. Il ne faut pas tout ramener à toi, mais comprendre qu’il y a des forces qui t’épargnent en agissant sur les autres, et sur la terre aussi. Toi tu vas te pencher en avant quand tu entendras le bruit du triangle alors que les danseurs, eux, vont tourner plus vite.
E : Oui mais la terre elle ne penche jamais.
A : Si. Son axe est incliné et c’est la faute au triangle. Un jour il a bu son café sans sucre et il a eu un accès de faiblesse pendant le concert, il n’a pas joué sa note et la terre s’est penchée.
E : C’était quand ?
A : Il y a très longtemps. Le café n’était pas encore inventé, ni le sucre, ni le trombone et Monsieur Thalès venait juste d’imaginer le triangle. C’est pourquoi ce fut si grave. Il en est tombé au fond du puits.
E : Qui ça ?
A : Ben Monsieur Thalès. On raconte qu’il regardait les étoiles et qu’il n’a pas vu le trou. C’est faux. Il a basculé avec l’axe de la terre. C’est depuis ce temps qu’on est obligé de faire des calculs très compliqués avec l’écliptique, les équinoxes, les solstices, et tout le bazar. Sans parler des ides de mars et des calendes grecques. C’est tellement énervant que je ne prends plus de sucre dans mon café, histoire de rétablir l’équilibre.
E : Quel équilibre ?
A : L’équilibre des forces. Un jour, je prendrai tellement pas de sucre dans mon café que le silence s’imposera à tous, qu’on n’entendra plus la musique et que la terre cessera de tourner.
E : Mais alors, qu’est-ce qu’il va arriver ?
A : Alors, je pourrai déguster, mon enfant.
-                 Le 5 novembre 2013.

dimanche 16 juin 2013

Histoire d'Athalie

Histoire d’Athalie


C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. Elle commençait toujours son histoire de la même façon, je ne pouvais y échapper et chaque fois que je m’approchais d’elle, elle se mettait à parler en rythme comme on berce un nourrisson, comme un lecteur de disque bloqué sur la touche « repeat » : c’était pendant l’horreur d’une profonde nuit, un alexandrin de bonne souche, la même rengaine effroyable et poétique. J’assistais en direct à une sorte de cauchemar récité en cadence, et que je te fais apparaître la mère morte depuis des lustres, et que je te répare l’irréparable, les lustres toujours les lustres, et que je te dévore des chiens ensanglantés ; elle me jetait à la figure toutes ces images, toutes ces images que je mélange un peu désormais, toutes ces images qui défilaient dans ses yeux et ses mots.

Je ne comprenais pas tout, il y avait même un bel enfant comme un ange qui passe, c’était fatigant à la fin.

Le pire était quand je passais la visiter au petit matin juste avant de faire un saut à la mosquée adorer l’éternel, comme disait monsieur le curé ; je sacrifiais à ce rituel et faisais semblant comme tout le monde, il fallait bien tenir mon rang dans la cité. Je les confonds tous désormais, ces diseurs de bonnes nouvelles.

A cette heure d’incertitude alors que l’obscurité n’avait pas encore déserté son regard, l’esprit encombré des effrois nocturnes qui l’agitaient, elle déclamait dans les jardins de l’asile d’une voix à faire fondre le givre en hiver et fuir les oiseaux en été, et je devais me forcer pour rejoindre sa silhouette à la fois hautaine et terrassée, à peine distincte dans la brume, déjà fantôme avant la mort. On avait insisté sur l’utilité de venir tôt car, passé ce moment d’angoisse, le reste de sa journée était plus calme quand elle m'avait vu ; alors je me faisais une raison au moins une fois par semaine. J’étais son lien avec le reste du monde, et peut-être en retour m’était-elle un viatique vers l’insondable. Après tout, je l’aimais.

Son état s’était aggravé depuis peu et j’avais dû me résoudre à la placer ici, une maison de bonne tenue et de grande réputation, on peut y mettre les formes et les fleurs, un asile. C'est exactement ce que disent les gens, un asile.

On dit tant de choses, sans savoir, sans comprendre, quand ce serait un royaume. Que savent-ils, les gens, de ces hauts murs et de ce qu’on entend au-delà, parfois des cris et des plaintes qui confortent les idées fausses, parfois des rires et des soupirs, que savent-ils du dévouement et du désespoir ? Elle se tourmentait depuis longtemps déjà et je m’étais habitué à entendre ses remords mystérieux, un passé qui passait mal, et cette histoire d’enfant, un abandon, une mort, un assassinat peut-être va savoir. Comment déchiffrer l’incohérence ? Je ne suis pas de la police non plus et la vérité ne m’intéresse pas, il faudrait déjà qu’elle existe.

Pendant longtemps tout avait été presque normal et elle menait à la maison sa petite vie de femme au foyer bien sage. Normal, quel mot stupide, comme s’il y avait quoi que ce soit de normal en ce monde ! Mais bon, c’est ce mot là que j’ai écrit. Pas question qu’elle ne sorte, évidemment, les gens n’auraient pas bien compris. Il lui arrivait de monter sur une chaise et de se proclamer reine de Saba ou bien d’ailleurs, est-ce que je sais moi, il y a bien loin en ce pays-là, et de partir en vrille avec douze tribus et un enfant caché, toujours lui, cet enfant qui revient dans le discours, dans le torrent des mots, l’enfant insubmersible. Puis elle descendait de son perchoir dérisoire et me préparait mes falafels et un gigot d’agneau pour Pâques.

A la maison, c’était vivable et commun. Mais je ne pouvais envisager qu’elle sorte, au risque de la voir escalader la fontaine de la place ou le kiosque à musique, pour y élucubrer. Alors il ne fallait pas sortir et c’est tout. A vrai dire, nous respections notre convention : elle restait à la maison et y régnait sans partage ; tout lui était dû et elle seule pouvait changer l’ordonnancement, la décoration, les menus, sans que je puisse seulement froncer un cil. Je devais apporter le nécessaire et le superflu à la demande et l’on tolérait un peu de retard mais pas trop. En échange, elle faisait tout elle-même, peinture carrelage maçonnerie cuisine et dépendances. J’étais servi à table ponctuellement midi et soir, j’avais ma liberté du petit déjeuner et de mes vagabondages dans les ténèbres extérieures où ne sont que pleurs et grincements de dents. Il fallait bien y vagabonder, à l’extérieur, ne serait-ce que pour trouver les ingrédients de notre vie, cernés par les voisins hostiles heureusement plus divisés entre eux qu’unis contre nous. Ma reine de Saba ou de Babel selon les jours provoquait chez eux désir et méfiance et un mauvais coup est si vite arrivé.

Ainsi tout était pour le mieux à ces petits détails près. Les petits détails, on ne peut jamais échapper aux petits détails qui clochent.

Mais voilà, c’était trop facile et l’on arrive toujours au bout de son pain blanc. Les nuits devenaient agitées, insoutenables, et pour finir s’était installé ce cauchemar en alexandrins, récurrent et rabâché, avec la belle-mère fardée comme une gamine qui ne s’est pas vu vieillir et la meute de vampires déguisés en King Charles, sans oublier le bel enfant, toujours présent celui-là. J’ai tenu le coup quelques semaines. Mais j’ai fini par comprendre que je ne m’en sortirais pas tout seul. Tant que je restais immobile tout allait à peu près. Elle roulait des yeux de folle comme si elle l’était, mais elle ne disait rien. Dès que je bougeais, elle se jetait dans son récit en gesticulant, une tragédie grecque ma parole. Il fallait pourtant bien que je bouge, que je me remue, aller et venir, tout simplement vivre. Je ne pouvais pas prendre racine.

Ils l’ont emmenée. J’ai réussi mon coup.

J’avais appelé les infirmiers et je leur avais demandé de se déguiser en philistins. En quoi ? Mais oui, en philistins, avec turban cape et pantalon bouffant. Ils m’ont dit pas de problème, c’est notre tenue de travail. Ils sont arrivés au beau milieu de l’après-midi en pleine chaleur, et en les voyant son visage s’est éclairé. Enfin je retrouve mon armée s’écria-t-elle, et elle monta sur sa chaise habituelle pour les haranguer. Sa joie fut totale quand ils l’entourèrent et la portèrent en triomphe jusqu’à l’ambulance. Elle n’eut pas le temps de descendre de son piédestal, un jeune stagiaire d’un geste vif et fatal l’avait piquée à l’épaule et endormie.

Voilà toute l’histoire. Depuis je me sens seul. Les voisins ne s’intéressent plus à moi et se chamaillent en d’interminables procès sur la hauteur des clôtures, la longueur des branches d’arbres, le bruit des tondeuses à gazon et des pétards qu’on se jette, le chemin de servitude. Je me fais ma bouffe, il n’y a pas d’autre mot, et le gigot pascal est trop cuit à chaque fois. Je vais lui rendre visite tous les samedis à l’aube, adorer l’éternel me dit-elle en souriant, heureuse au fond malgré ses terreurs nocturnes car elle s’est prise d’affection pour le stagiaire qui pique si bien l’épaule et qu’elle appelle mon fils.

XMA-PL - Avril 2013.

dimanche 5 mai 2013

Enfantillage

Enfantillage

C’est l’arbre de Noël de papa, le bureau de papa fait un arbre de Noël, c’est papa qui l’a dit. On va avoir des cadeaux pour moi et pour mes frères mais c’est pas les mêmes ils sont plus petits. Ma sœur n’a pas de cadeau c’est un bébé elle ne vient pas à l’arbre de Noël. Il y aura du cirque et je n’aime pas trop le cirque, les clowns seulement ils me font rire, quelquefois je ris quand j’entends tout le monde rire mais je ne sais pas.
 
Je n’aime pas quand on est serrés dans la foule je ne vois rien il fait chaud et maman est énervée. Là-bas c’est les cadeaux qui sont sur les tables des gens attendent et avancent doucement en poussant, on me pousse et j’étouffe contre mon frère et maman qui porte le plus petit heureusement le bébé est resté à la maison. Je veux rentrer mais je ne peux pas il y a encore le cirque à regarder il y aura peut-être les clowns papa a dit qu’ils viendront et qu’ils seront rigolos mais j’ai trop chaud je veux rentrer.
 
Avec mon gros paquet je monte les marches serré contre moi pour ne pas le perdre il est lourd. Il y a beaucoup de bruit et j’ai peur, la peur descend du plafond très haut très sale, on dirait qu’il est très sale, je tremble un peu mais je serre fort le paquet. Papa a trouvé la place des billets et on s’assoie, il y a des vélos qui tournent sur la piste ils font la course et au milieu plein de gens avec des tables et des projecteurs qui m’éclaboussent. Très loin on joue de la musique c’est le bruit qui me casse les oreilles et le monsieur qui crie dans le haut-parleur mais je ne comprends rien.
 
Je suis assis à côté de maman et de mes frères et papa est à l’autre bout. Il me crie que nous sommes au Vel’ d’Hiv’ et toujours il y a des vélos qui tournent parce que Vel ça veut dire vélo, mais bientôt ce sera le cirque regarde ils installent la cage pour les lions, et les clowns aussi. Mais je continue à trembler et maman pose la main sur mon front, elle est glacée sa main j'aime bien mais elle fait la grimace. Je n’ai pas envie de regarder, j’ai mal et j’ai peur, je ne sais pas où j’ai mal et je ne sais pas pourquoi j’ai peur, la chaleur, la salle immense, encore plus grande que tout à l’heure qui pourtant m’écrase, les grands poteaux du plafond, les projecteurs en plein dans la figure, la foule agitée devant moi, il y a la rambarde rouge heureusement et je peux voir par en dessous. On est très haut.
 
Papa s’en va mais il revient au bout d’un moment avec un verre d’eau, il me le donne et je bois trop vite, j’en renverse sur moi. Mes frères pleurent parce qu’ils n’ont rien mais maman encore plus énervée se fâche et dit que c’est moi qui bois. Puis elle dit on va s’en aller le grand n’est pas bien mais mes frères pleurent encore plus pour rester et papa dit ça commence taisez-vous. Je ne sais pas. Au bout d’un moment on est parti quand même et on a même pris un taxi maman moi et mon petit frère, je n’avais plus mon paquet.
 
Voilà.
 
Mes souvenirs s’arrêtent là, uniques souvenirs du Vel’ d’Hiv quand j’ai attrapé la scarlatine au moment de l’arbre de Noël du bureau de papa, et personne ne me fera croire que seul le microbe avait décidé de se déclencher là, en ce lieu précis de peur et de vacarme. Après on l’a démoli.

-    Ecrit le 9 avril 2013.

lundi 22 avril 2013

L'enfant et les poissons


Les trois premières lames : Le Valet d’épées ; la Justice ; le Roi de bâtons.

Il était une fois un enfant turbulent dont la plus grande joie était d’attraper les poissons et de les jeter à terre pour les regarder se tortiller la bouche ouverte. Des journées entières il trainait le long de la rivière à rire ainsi, au point que les poissons organisèrent un colloque pour en finir avec le fléau. Après de longues et vaines palabres ils s’en remirent à un porteur d’eau qui venait parfois puiser à la rivière et qui accepta de les débarrasser.

« Je serai votre Valet d’Epées », proclama-t-il. Les poissons ne répondirent pas, muets comme tout poisson doit l’être ; ils voulaient seulement qu’il soit porteur de la Justice, lui qui était porteur d’eau.

Ce fut difficile. Le garnement courait vite et, malin, savait se dérober tout en continuant ses forfaits ; longue fut la poursuite. Les poissons désespéraient de se voir délivrés, le porteur d’eau désespérait de réussir, et l’enfant bondissait de rive en rive, de buisson en ilot, léger comme l’oiseau.

Il fallut du renfort. Faire appel aux grands moyens. Pire. Faire appel aux grands de ce monde. C’est ainsi que le porteur d’eau demanda et obtint le soutien de l’armée toute entière du Roi de Bâton. On mobilisa, on se déploya, on construisit des barrages et des ponts, une armada envahit la rivière et tous avaient en main de quoi assommer le chenapan. Les gazettes se précipitèrent pour le reportage du soir où, sans conteste, on allait assister à la défaite de la délinquance du jeune.

Quand vint la nuit, toute la plaine fut illuminée par les projecteurs, l’air retentit de vrombissements guerriers, des éclairs fusèrent de toute part, l’on fit jaillir du gaz et l’on jeta des grenades, tant et si bien que tous les poissons périrent. Fatigué, chacun rentra chez soi et l’enfant comme les autres n’ayant plus aucun poisson pour rigoler.

Demain, il fera jour.


Les trois dernières lames : La Mort ; les Deniers ; les Bâtons.

La Mort n’a pas dit son dernier mot. Quelques zélés alguazils sont restés dans l’ombre, éclairage à la main, à rechercher les traces dans la terre humide des berges. La chose avait été écrite et affichée partout, trente Deniers de récompense à qui trouverait le coupable vivant, forcément vivant. Et c’est une sacrée somme, pour un pauvre alguazil, mercenaire de passage, aventurier de pacotille.

Les voici qui pataugent dans l’odeur exhalée par les poissons ventre en l’air. Il fait toujours aussi chaud et respirer devient difficile, pas question de boire, la rivière est désormais souillée, même le porteur d’eau est au chômage.

Ils sont nerveux. D’être armés ne les rassure pas, que peuvent des bâtons contre la puanteur, contre le sol glissant, contre la vase sournoise ? Chacun tremble, chacun suspecte chacun, l’autre devient celui qui pourrait rafler la mise, et bien plus que les chairs ce sont les cerveaux qui se décomposent, la troupe peu à peu devient chaudron.

Pas un ne survivra à la bagarre qui, à minuit pile, éclatera dans l’île aux oiseaux, là même où la veille avait résonné dans le ciel le rire joyeux de l’enfant cruel.

mercredi 10 avril 2013

Le phare et l'hygiaphone


L’homme était planté devant l’hygiaphone. Carré comme un habitant d’Ovalie, il me barrait la vue et je n’entendais que ses protestations. Entre deux courts silences me parvenait la voix éraillée du fonctionnaire dans le petit haut-parleur. Je ne comprenais rien ou presque, le monsieur voulait embarquer pour le prochain départ vers le phare mais il n’y avait plus de bateau à cette heure-ci à part le petit qui ne servait qu’aux marées descendantes.

Un mot revenait souvent, j’avais fini par le deviner, mascaret. Le petit bateau n’y résistait pas, il était hors de question de sortir dans l’estuaire à la renverse des marées. Les gros bateaux des touristes ne rentreraient pas à Royan avant une bonne heure et ensuite il sera trop tard. D’ailleurs on ne part jamais avec un seul passager.
 
Le monsieur fulminait. Contre la terre entière en général avec ses phénomènes hydrauliques et oscillatoires, ses marées et ses mascarets, contre la Gironde jaune que si on la met dans un verre on y voit à travers alors ne dites pas qu’elle est sale, contre l’administration en particulier et ses fonctionnaires bornés et planqués derrière des hygiaphones indestructibles. Comment créer des contacts humains à travers une vitre et un micro mal réglé, alors même que le voyage au phare était pour lui une question de vie ou de mort.
 
Il ne savait pas, le rond-de-cuir, que le mascaret de Cordouan avait déjà emporté sa mère puis peu de temps après ses deux frères et sa sœur. Il ne voulait pas le savoir, il appliquait le règlement et entre nous il avait raison ; de l’autre côté de la vitre l’homme voulait embarquer coûte que coûte, il agitait ses liasses, c’était le jour, c’était l’heure, c’était le moment.
 
Seul lui importait d’être au pied du phare dans une heure. C’est toute l’histoire de sa famille qui aboutissait ici et maintenant, cet instant précis, la renverse de la marée et la vague fatale à laquelle, il le savait, lui, à coup sûr, il survivrait, et qui ainsi le rendrait immortel.

lundi 25 février 2013

Du libre-arbitre #4

suite

Que la conscience est nécessaire à la vie.


Votre reformulation me convient bien.

Je m'étais sans doute mal exprimé, et je n'identifie pas la conscience à la mémoire. Il y a seulement, à mon sens, passage de l'une à l'autre : une fois émergée du fait de l'activité de l'organisme vivant, la conscience vient graver dans le complexe neurologique une partie de cette activité et cette partie gravée devient alors une partie de la mémoire. La mémoire est donc un élément postérieur à la conscience, ou, si l'on préfère, une partie intégrante de la conscience, bien que les deux ne se superposent pas exactement : on peut mémoriser des événements dont on n'a pas eu conscience, on peut consciemment se souvenir seulement partiellement ; un tri se fait, immédiatement et ultérieurement. Cependant, la conscience participe de ce travail d'enregistrement et en cela contribue à l'évolution du vivant et à sa capacité d'adaptation.

Dans cette logique, il apparaît que souvenirs et idées sont des effets du fonctionnement neurologique ; nous les distinguons pour nous faciliter la réflexion mais ils sont indissociables. Encore une fois, l'activité de l'organisme vivant reste entièrement dépendante d'un champ de contraintes déterministe mais indéterminable, et le rôle de la conscience est, pour reprendre la métaphore du spectateur-voyageur, d'éclairer le paysage.

Pour conclure (provisoirement) sur ce travail de réflexion que ce dialogue me permet, je dirais que le concept du "p-zombie" est intéressant, puisque justement il m'a permis de fouiller un peu ce domaine particulier de la matière qu'est la matière vivante, mais qu'il reste un concept de travail et qu'il est, à mon sens, antinomique avec le fonctionnement du vivant. La conscience en est un élément nécessaire, et non un seul effet collatéral sans lendemain.



Marc MULLER : « Si la conscience vient graver dans le complexe neurologique une partie de cette activité et si la conscience contribue à l'évolution du vivant et à sa capacité d'adaptation, alors il faut déduire que la conscience a une action sur la matière du cerveau ? Ce que confirme la conclusion même provisoire selon laquelle la conscience serait un élément nécessaire du vivant..., conscience qui, toutefois, n'impliquerait pas la possibilité d'un libre-arbitre fondamental.
De plus, il reste à savoir comment se fait physiquement, matériellement, cette action, et comment se confronter à la question « corps-esprit ».


Je n'ai pas de réponse à la question de l’action matérielle. Je ne suis pas certain qu'une réponse soit possible. Même si la recherche neurobiologique permettra d'avancer des hypothèses et d'en vérifier quelques-unes, la globalité du mécanisme échappera toujours à la mise en équations. Personne n'a encore su précisément expliquer comment fonctionne l'évolution darwinienne sur la longue durée. Jour après jour, en nous, des gènes se modifient pour souvent le pire et parfois le meilleur, sans que les secrets des scribes qui inscrivent cette mémoire-là dans notre corps soient percés.

C'est pourquoi je m'appuie sur la notion de chaos, en assimilant tout système vivant à un chaos déterministe. On a établi, et on établira encore, de très nombreuses lois de fonctionnement notamment du corps humain, mais je mets ma main à couper que chaque nouvelle découverte remettra sur la table les questions dont nous avons débattu ici. Mes choix constituent finalement autant d'hypothèses auxquelles je me suis arrêté (jusqu'à la prochaine fois ...) après avoir été conduit à en rejeter d'autres, peut-être plus simples mais que toute cette vie qu'est la mienne ont rendu à mes yeux inopérantes.

Je crois que c'est cela, la philosophie, justement.


Un dernier clin d’œil. Pour bien être clair dans ma tête. Ce que je désigne par "système vivant" peut parfois se nommer "organisme", ou tout simplement "corps", notamment en ce qui nous concerne, nous les humains. Et l'esprit, dont la conscience est une partie à mon sens, est une des modalités de fonctionnement du corps, indispensable sans doute, mais surtout indissociable du fait que ce corps est vivant. Tenter d'opposer l'un à l'autre, ou seulement de les séparer est l'échec de la pensée de ces derniers 25 siècles.

Il n'y a donc pas de « question corps-esprit ».

Je sens qu'on va en reparler.
Le 21 février 2013 à 01h19. 
à suivre

samedi 23 février 2013

Du libre-arbitre #3


suite

Laissons la place au philosophe. Il est celui qui m'a emmené où je suis, là maintenant, et il continue à grand pas le chemin de mes pensées. Je m'en voudrais de ne pas le suivre et de ne pas l'écouter, et de ne pas vous laisser l'écouter. Il oblige, et il balise.

 La reformulation de Muller.


Si je comprends bien :

(i)                       Il n’y aurait pas de libre-arbitre « fondamental », c’est-à-dire de possibilité pour une faculté spirituelle de la conscience d'agir sur la matière ;

(ii)                     la liberté se concevrait comme une « impression » que pourrait avoir cette conscience non-agissante, impression que le cerveau ait pu prendre une décision indépendamment des contraintes extérieures, quand bien même au niveau neurobiologique cette décision serait parfaitement déterministe ;

(iii)                   j’en déduis que cette « impression » de liberté est également une impression de « libre-arbitre ».


Jusque-là tout va bien.

Ensuite survient l'hypothèse que "conscience" égale "mémoire". Je pense que c'est une idée intéressante ; en effet la conscience que nous avons de nous-même est fortement liée à l'idée que nous nous faisons de la continuité de « quelque chose » qui serait notre « moi », au sens où l’entend Nietzsche et le bouddhisme, le « moi » comme illusion de continuité. Et dès lors, effectivement, la mémoire participant à nos prises de décision, la conscience aurait une action sur nos décisions. Néanmoins, nous avons conscience d'avoir une mémoire, ce qui repose une question : la conscience est-elle bien la mémoire, ou bien la mémoire est-elle un phénomène infra-conscient qui peut à son tour « émerger » dans le champ de conscience sous forme de souvenirs, comme une activité psychique le peut sous forme « d'idée » ou de « choix » ?
C'est la seconde proposition que je retiendrai : les souvenirs, au même titre que les idées, correspondent à des configurations neurobiologiques qui peuvent parfois « émerger » dans notre champ de conscience. La question est alors de savoir si cette émergence a un effet rétroactif sur le cerveau, ou n'est qu'une simple projection qui, si elle n'existait pas, ne changerait rien au fonctionnement du cerveau. En d'autres termes, peut-on concevoir un « p-zombi », c’est-à-dire un système vivant exactement similaire à l’organisme étudié (l’être humain, par exemple), donc avec une mémoire neurobiologique, mais qui serait dépourvu de toute conscience de cette mémoire ?

Pour ma part, je pense que la mémoire est d'ordre neurobiologique et n'a pas besoin de l'idée d'une "conscience" pour être définie et décrite en termes de fonctionnement de notre cerveau.
Ecrit par Marc Muller le 16 février à 00h47
à suivre

jeudi 21 février 2013

Du libre-arbitre #2

1.   L’objection de MULLER


Je vois une apparente contradiction dans la formulation : comment parvenir à concilier l'abandon de la notion de « libre-arbitre » et le maintien de celle de « liberté » ? S’agit-il de nier le « libre-arbitre fondamental » (pour reprendre la terminologie de Jean-Pierre BESSIS) mais de reconnaître un « libre-arbitre comportemental » ? Si ce n'est pas notre « moi conscient » qui prends une décision mais notre cerveau, ce cerveau dispose-t-il de la possibilité neurobiologique de générer des choix originaux non-entièrement soumis au déterminisme environnemental ?
En d'autres termes, une telle liberté pourrait-elle être reconnue à un P-Zombi ?
Questions de Marc Muller du 29 janvier à 00h47.

2.   Que la liberté n’est pas le libre-arbitre.

Il n'est pas facile de résoudre la contradiction en deux mots trois lignes. Non sans hésitation, je tente le pari, et j’en profite pour revenir sur ma notion de liberté.

Je me saisis de cette belle idée, je ne l’ai pas trouvée tout seul mais elle me plaît : la conscience est un iceberg qui émerge de l’océan de la vie, phénomène minuscule échappé du chaos déterministe que nous sommes, moi-même ici présent et toi aussi qui me lis, regarde donc le petit nuage de vapeur qui te sort de l’oreille. Le mot liberté, avec son bagage différent du mot libre-arbitre, désigne un peu de cette vapeur, un petit nuage qui s’épanouit en douce rosée sitôt que le champ des contraintes appliquées au système vivant n’en comporte aucune explicite comme sur un champ de blé ondoyant. 
Qu’une contrainte apparaisse soudain dans les écrans de surveillance du système vivant et qu’elle s’impose comme seule prioritaire, le nuage de liberté s’évanouit et la sensation de nécessité impérieuse s’abat sur le cerveau devenu esclave.

Écrire que le vivant agit revient à écrire que le système évolue, l'organisme échange et bataille dans un milieu favorable ou hostile, avec ses outils et sa cohérence, muscles, sang, glandes, le tout enrobé d'un invraisemblable filet de nerfs et de nœuds, que l’on désigne par neurones et synapses. Les milliards d'atomes qui forment cette structure interagissent, selon des mécanismes minuscules et incertains, non pas en ce qu'ils sont hasardeux, mais en ce que la probabilité de l'effet de la cause n'est pas égale à un. Il y a juste une probabilité maximale, pour chacun de ces atomes.

C'est leur très grand nombre qui aboutira à ce mouvement-ci de l'organisme plutôt qu'à ce mouvement-là. Voilà ce que j'ai nommé le chaos déterministe. Bien malin qui pourra prédire le geste que va faire l'organisme en venant fouiller le tréfonds de ses molécules. Et je n'envisage même pas le geste qu'il fera dans cinquante ans, mais là, tout de suite, à l'instant même où je l'ai traité d'imbécile.

Tout organisme évolue ainsi dans un champ de contraintes, lui-même incertain et mouvant, et s'y conforme, s'y adapte, s'y insère, s'y nourrit. Ce n'est rien que la vie qui vit, mon ami. Si l’évolution se produit sous l'action d'un champ de contraintes dont l'une, majuscule ou primordiale, est de surcroît devenue consciente, il n'y a pas de liberté. Si la résultante du champ de contraintes reste ignorée de la conscience, si elle n'émerge pas, il y a liberté mon petit nuage, et le système vivant poursuit son voyage dans toute sa légèreté.

Je t’ai emmené loin de la Liberté avec une grande aile, loin de l’idée supérieure de Liberté et tout ce qui s’ensuit. Ce sont des nuées, des fumées, des fumisteries. Je reste enchaîné à ma caverne, face contre le mur, et je ne donne d’importance qu’à ce petit nuage qui fuse parfois de mes oreilles, lorsque vibre en moi la sensation de liberté. Tant qu’elle vibre, je suis libre, et personne ne saura me convaincre que ce n’est qu’une ombre au tableau.

Il s'agit bien d'une sensation, et non d'une possibilité réelle d'action sur le champ de contraintes dans lequel évolue le vivant. La liberté est une partie de l’émergence appelée conscience.

Pour autant, et c'est là une hypothèse que je risque, nous avons bien conscience de ce voyage qu’est notre évolution d’être vivant dans son monde sensible, et cette conscience se grave dans le corps ; un scribe note en secret quelque part dans le cerveau, dans la moelle, dans les substances, le souvenir de ce dont nous avons eu conscience, et cela se nomme mémoire. Cette inscription devient à son tour partie prenante du champ de contraintes. La conscience n'est donc pas un simple effet de contemplation de choses qui nous dépassent, mais une nécessité qui permet au vivant, à toi, à moi, à nous tous, humains et vermisseaux, de toujours évoluer au mieux de notre pérennité.

C’est ce que certains nomment « la force vitale », ou bien, car j’ai envie de faire ici mon petit savant, le « conatus » de l'ami Spinoza.

Écrit le 16 février à 01h14.
à suivre