mardi 26 janvier 2021

Pohaimeu

 

Le phare de Cordouan est un étrange signal

Il a ponctué ma vie mais je ne sais comment

Je ne peux dire la première fois que je le vis et le connus

Car depuis toujours le revoir et le reconnaître.

Je n’y suis jamais allé et n’irai jamais

Il doit rester cette silhouette changeante au bout du ciel

Sans commencement et sans fin

Phallus impassible enserré dans l’estuaire humide,

Gironde qui va et vient au gré des marées.

Il est ma mort il est ma naissance.

 

lundi 18 janvier 2021

Le dernier train pour Londres

 

Il y a des esprits chagrins qui prétendent que cette histoire ne peut pas avoir existé, sous prétexte que le Brexit n’a pas eu lieu le 29 avril 2019, qu’il a été reporté au 31 octobre de la même année, puis décalé encore plus tard, sait-on au moins si cette absurde décision au nom d’une soi-disant liberté sera définitivement entérinée un jour ? D’autres enfin prétendront que ce n’est pas Theresa May qui était Prime quand il a eu lieu. C’est toujours plus facile quand on connaît l’histoire une fois qu’elle a eu lieu, alors que celle-ci, d’histoire, n’a lieu que dans les imaginations de ceux qui n’ont rien vécu encore. Je soupçonne que la réalité du vrai de vrai sera bien plus désespérante encore.

Billevesées fallacieuses ! Le 29 avril 2019, Theresa May était bel et bien Prime ; dans tous les cas, de plus, le Brexit n’aura pas eu lieu le 31 octobre de la même année et cette histoire est écrite le 2 avril 2019. Soit sept mois avant que le Brexit retardé n’ait pas lieu. Voyons les choses en face, je persiste et signe, cette histoire a parfaitement existé et les univers parallèles ne sont pas faits pour les chiens. Est-ce que j’ai une tête de raconteur à dormir debout ?

C’est le dernier train pour Londres, ce soir du 29 avril 2019.

Soyons précis, en matière de ferroviaire il faut toujours être précis, règle d’or que notre SNCF naguère si ponctuelle a une fâcheuse tendance à oublier. Soyons précis, donc : c’est le dernier train sans arrêt pour Londres au départ de Bruxelles. Il part à 21h03 et il arrive à 22h41 heure de Londres. Le train suivant inscrit au tableau d’affichage part à 23h12 heure de Bruxelles, mais aucune heure d’arrivée n’est indiquée. On sait seulement qu’elle est postérieure au Brexit, programmé à 23h00 heure de Londres. Les quatre zéros clignotent en attendant d’en savoir davantage.

Les derniers passagers arrivent en courant. Il y a toujours des retardataires dans les gares, comme si on ne savait pas à quelles heures partent les trains. La caméra de surveillance les enregistre machinalement et la mémoire sera effacée dans quelque temps, un certain temps, si rien n’est arrivé. Combien de temps garde-t-on en mémoire la course des retardataires quand rien ne se passe ? Une heure, un jour, un mois, un an, un siècle ? Si un archéologue veut retrouver la trace d’un futur ex-Premier Ministre de sa Majesté dans plus d’un siècle, il ne pourra pas compter sur les caméras.

Futur ex-Prime ? Voici l’important de notre histoire ; Theresa May en personne a été filmée par la caméra traînant sa valise à roulettes de documents confidentiels pour ne pas rater le dernier train. Theresa May est, à cet instant précis, la Madame Première en exercice et vos objections sont nulles et non avenues. Il n’est pas élégant de profiter qu’on connaisse l’avenir pour faire le malin. Alors accordons lui cette ignorance : même elle, surtout elle, n’avait aucune idée de l’heure d’arrivée du train suivant, le train aux zéros clignotants, et il lui fallait absolument attraper celui-ci avant que le Brexit ne tombe comme un couperet sur une tête couronnée.

Hauts talons et roulettes sont de sérieux adversaires à la course au train ; elle put toutefois sauter dans un wagon à temps et l’archéologue en chef du lointain futur en sera pour ses frais : pas de chute spectaculaire ni de ratage de train ni aucune de ces catastrophes désopilantes dont est friand tout archéologue digne de ce nom. Il aura pourtant fait une bonne récolte ; quelques minutes avant Theresa, c’est Monsieur son Opposant en titre, Monsieur Corbyn lui-même, qui avait pris place dans le même train, sans courir, indifférent à l’heure d’arrivée car à 22h41 heure de Londres le Brexit n’avait toujours pas eu lieu, il le savait comme le sait le parachutiste en torche, jusqu’ici tout va bien.

Ultime surprise, ultime vestige archéologique, le dernier passager à monter alors que claquaient déjà les portières, in extremis, était Michel Barnier. Que faisait-il dans cette galère, mais que diable allait-il y faire, mon archéologue de dans cent ans sera bien incapable de le deviner, mais moi qui observe attentivement le déroulement des faits, je peux le révéler ici : il avait cru que c’était le dernier train pour Paris.

Il était excusable. Depuis deux jours, ou plutôt quarante-huit heures, car à Bruxelles parfois les heures sont élastiques, et je pourrais le dire en secondes tant ce fut sans la moindre pause, tout ce que l’Europe avait de dirigeants et de fortes têtes s’était écharpé dans les salles de réunion blotties au creux des immeubles de verre et d’acier. Ces trois-là avaient le cerveau en compote et leurs oreilles bourdonnaient encore des arguties proférées et entendues. Ce travail épuisant, pour aboutir finalement à ce rien que tous annonçaient depuis de longues semaines, atteignait là une forme record de non-productivité qu’on allait pouvoir inscrire dans les annales.

Et le train est parti, pile à l’heure. Et le train est arrivé à Saint-Pancras, pile à l’heure. Il y a aussi des caméras de surveillance à Saint-Pancras, et d’autres archéologues installés de ce côté là de la Manche pourront peut-être examiner les enregistrements issus du dernier train arrivé d’Europe avant le Brexit. Notre histoire suppose bien entendu que la dérive des continents n’a pas précipité la perfide Albion contre nos belles falaises crayeuses et que, dans cent ans, il y aura encore un Channel pour nous protéger de ces insulaires insolents. Nos petits connaisseurs de l’avenir pourront de nouveau faire les malins.

Revenons à nos archéologues. Que verront-ils sur la vidéo de ce temps à venir, si les prétentions démocratiques n’ont pas obligé les autorités à l’avoir effacée ? Ils verront ceci, ils verront nos trois dirigeants sortir du wagon-restaurant bras dessus bras dessous en riant comme des baleines.

Depuis ce jour, les archéologues des deux côtés du détroit ont formé un club international, la Communauté Ethnographique d’Etudes, la CEE, afin de regrouper tous les restes, vestiges, indices, enregistrements, cartes mémoires, textes numériques et même textes manuscrits dont certains sont peut-être encore lisibles, pour comprendre le phénomène et savoir ce que ces trois personnages ont bien pu se raconter dans le train, cent ans plus tôt.

Pour ma part, je me pose une seule question, et au fond la seule qui vaille : est-ce que vraiment on peut prétendre qu’elles rient, les baleines ?

On connaît la suite. Ou plutôt on ne la connaît toujours pas. Le Brexit n’a pas encore eu lieu. Il a été décrété et validé en janvier 2020, et ce n’est pas Theresa May qui l’aura signé. Il paraît qu’on négocie encore afin d’aboutir à la fin de l’année, au 31 décembre 2020. Aboutir à quoi, that is the question, et quelle année d’ailleurs ? On pourrait finir par se demander s’il aura vraiment lieu : aucun risque, il aura lieu, comme eut lieu la guerre de Troie. Les entreprises stupides construites sur des illusions et des mensonges finissent toujours par avoir lieu, et on saura bien trouver les bonnes raisons pour expliquer que leurs conséquences désastreuses n’ont rien à voir avec elles. Ainsi en sera-t-il du Brexit.

En attendant, Jeremy Corbyn aura sombré dans les poubelles de l’histoire pour n’avoir pas choisi entre to be or not to be et on aura oublié jusqu’au nom de Theresa May. Quant à Michel Barnier, il aura continué ses réunions dans les immeubles de verre sans doute jusqu’à la fin des temps. Le futur antérieur a de beaux jours devant lui.

Mais où sont les wagons-restaurants d’antan ?