samedi 15 août 2009

Relisez-vous, dit Otir.

Otir, notre amie d'Amérique, nous invite à nous relire. Remonter le temps et retrouver ces billets d'autrefois dont on a oublié jusqu'à l'existence, dont on est surpris de découvrir qu'ils existent et qu'ils évoquent des sujets auxquels ont croyait n'avoir jamais réfléchi. Quitte à faire partager la redécouverte en mettant en ligne aujourd'hui ce qui fut lu hier mais que tous ont abandonné à leur sort d'ancien billet écrasé sous la pile.

Alors voilà, Otir a réveillé mes vieilles peurs. Tant pis, je vous livre mon commentaire, et probablement ceux qui répondront à ceux qu'elle me répondra, à vous de jongler entre les blogues à travers l'Océan.


Le clou

J'ai toujours eu du mal avec l'idée du blogue. Ces billets qu'on écrit, parfois trop vite, et qui sont lu encore plus vite pour ensuite s'enfoncer dans un Léviathan de nulle part sans jamais vraiment disparaître. C'est pire qu'un dessin à la craie sur le trottoir, qu'une sculpture de glace, qu'un château de sable. Tous ces avatars de l'éphémère me terrorisent, ils ressemblent tant à la mort.

Peut-être aussi est-ce la raison pour laquelle ils nous fascinent. Cette énergie vouée à l'échec quoiqu'il arrive et quel que soit l'habileté, le talent, la grâce, le génie, hop une vague de marée montante, un coup de chaud, une petite averse, un billet du lendemain, et l'ouvrage de l'instant n'a jamais existé.

J'use de subterfuges piteux pour échapper à ce destin. Je mets mes plus récents billets à la suite des plus anciens, de sorte qu'on ouvre toujours mes blogues sur le premier billet qui ne meurt jamais. Mais du coup chacun se lasse et personne ne vient, une mort par effet collatéral en quelque sorte.

Il y a aussi les classements par mois, par thèmes, par tags, mais il faut avoir soigneusement organisé ce mécanisme dès le début, et s'y tenir avec une minutie minimale. Comme si l'on savait à l'avance de quoi serait fait le blogue, comme si on s'interdisait les joyeuses surprises des dérives et des digressions, des interventions amicales et des folies soudaines.

Comme si je devais m'en tenir au thème imposé par le titre sans me donner la liberté de lui tourner autour sans le toucher, tel l'indien son totem, et l'autre sa Kaaba.

Je hais ce proverbe: un clou chasse l'autre.


à suivre. écrit le 13 août 2009.

jeudi 13 août 2009

Les voiles de Sassafras.

Le vieux désir qui se réveille chaque fois…Un vol de coucou au dessus d’un nid, quelques photos embrumées la tête en l’air, une côte qui se découpe à l’infini vaporeux, sans même parler d’Icare qui serait bien capable, le beau jeune homme souriant, de te prendre dans ses bras pour un septième ciel beaucoup plus aérien que terre à terre.

Je suis trop accroché aux cailloux du chemin, aux sandales qui me précèdent, pour soudain flotter dans les stratosphères oniriques. Seule la peur me retient et je sais qu’elle sera la plus forte en tous lieux, prise par surprise ou longtemps apprivoisée. Je peux naviguer lentement dans les marigots suivi de crocodiles affamés et pleurnichards sans frémir, je sais traverser le Lut sans dévier de ma route, je sais trouver le sentier invisible dans la touffeur des sous-bois, les paysages n’ont aucun secret que je ne perce.

Mais ne me demande pas de deviner la mer derrière la surface lumineuse, ses abysses et ses humeurs, ne me demande pas d’être le Capitaine qui t’embarque pour Cythère, et surtout, comme hanté par Antée, ne me décolle pas du sol vivifiant, de la terre sèche ou grasse, du roc éclatant ou friable, je deviens vermisseau torturé dans l’instant. De mon tabouret, de ma chaise de moine sous l’œil de mon icône, de mon île ou de ma terre ferme, marais ou volcan, plaine ma plaine ou montagne des neiges, je n’irai jamais chercher Icare dans son rêve et c’est de loin que je le verrai choir et déchoir de son perchoir.

N’empêche. Dès que la vie a le dos tourné, c’est plus fort que moi, je m’envole de ma cave par les mots grillagés, et je tournoie à la recherche des courants ascendants dans le bruit paisible du souffle de l’air, du souffle des vents d’Eole qui me guident et me soutiennent, et je survole le monde de mes souvenirs, Chypre, Rhodes, Simi, Knide, Halicarnasse. Je deviens Ulysse, Icare, Phébus, tous à la fois un peu, et je ris de mon père Dédale enchevêtré dans son labyrinthe.

Icare et sa proie enchantée sont loin maintenant, ils sont assez de deux pour cette communion céleste et je ne saurais jamais le bruit que fait le vent.

Dédale, celui qui pioche inlassablement le pied de la montagne à papa, celle de Lycie ici, et celle de là-bas, le monstre qui rend si difficile le chemin de Kaboul à Bamyan par ses extensions et ses tentacules, Kuh-i-Baba, un des derniers sursauts du nœud géant de l’Hindou-Kouch d’où naquit l’Afghanistan.

J’aimerais tant monter en haut de la montagne.

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lundi 10 août 2009

Suite immobile


Bien sûr le piège est cousu de fil blanc. Il faut donc y tomber volontairement en faisant croire qu’on se fait mal. Et écrire la suite réclamée, sans tenter d’homériser dans les coins. Il s’agit de Knide, une ville qui n’existe que dans quelques grimoires et dans quelques têtes, et qui pourtant est unique en ce monde. Même à Bordeaux on n’a pas su être plus entre-deux-mers qu’à Knide.
Suite immobile.

Cet endroit est très étrange. Ni par sa configuration, ni par son histoire, ni par la célébrité de quelques uns qui y vécurent. J’ai cité Eudoxe, mais on peut penser à Praxitèle qui y caressa le marbre de chair, ou Sostratos qui fit la lumière à Alexandrie. J’ai envie de lui attribuer le colosse de Rhodes, après tout il est juste en face, mais je vais me faire écharper par tous les bons historiens qui veillent au grain.

Ce n’est pas assez pour expliquer le mystère.

Surtout, cet endroit m’inspire. Rien que la statue y a laissé son empreinte érotique, et ne parle-t-on pas des femmes de Knide, je ne sais qui elles sont mais je sens leur parfum qui erre encore dans les buissons doublement maritimes, Egée colérique et Méditerranée sournoise
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Voilà le vrai secret de Knide, le secret de son étrangeté. Le seul lieu sur terre où l’orient et l’occident ont rendez-vous depuis toujours, tels Ulysse et Eudoxe, le seul port au monde qui a un bassin en Méditerranée et un bassin en Mer Egée, où j’imagine volontiers que chacun allait et venait parlant Orient et Occident indifféremment et sans honte, Grec ou Turc, Hittite ou Mycénien, Perse ou Dorien ; qu’importe au fond, Minoen ou Parthe, le passant était chez lui à Knide et la passante sans souci, et nul roitelet d’Asie ni de Grèce ne pouvait prétendre lui imposer sa loi, Délos pouvait écrire tous les décrets qui lui passaient par l’assemblée, Knide n’en n’avait cure et se prélassait dans le soleil de ses deux mers.

L’histoire a détruit la ville et l’espoir qu’elle représentait. Il est difficile de faire renaître deux millénaires d’espoir après deux millénaires de silence hostile. Pire encore, un jour un monsieur très propre sur lui verra que deux ports pour le prix d’un peut lui rapporter gros, et il installera une base nautique avec immeubles en béton façon architecture locale on n’est pas des bœufs, pontons et anneaux, route d’accès bien large et confortable, panneaux de signalisation, et tout le fourbis. Il gardera un bout de théâtre pour organiser des festivals culturels où l’on jouera les Perses, et les brochures vanteront la mer chaude et le soleil de bronze.

Knide sera perdu, je ne sentirai plus le parfum des femmes dans les néons et les kebabis.

A.

dimanche 9 août 2009

Coup de vent

Prologue.

La Turquie de chez nous remonte à la plus haute antiquité. Si l'on veut jouer au plus ancien des anciens, elle existait avant même que nous n'existions, plus encore, ne serait-ce pas de là-bas que nous viendrait l'idée même d'Europe, et le nom, à quelques bras de mer près.

L'anachronisme est ce qui me va le mieux. Alors, poussé par une diablesse en sandales, ou plutôt attiré derrière ses mollets décidés, je me suis inventé un voyage, qui comme toute invention ne sort pas du néant mais d'un affreux mélange de vécu et de rêvé, de flots bouillonnants qui m'ont vraiment trempé le jean et de sueurs d'effroi qui m'ont vraiment trempé le cou, avec des lectures lointaines, des traductions hasardeuses, des combats perdus d'avance contre les verbes en mi, où seul le gros dos faisait face au gros temps. Il en est sorti ce jet de vapeur.

Avant d'embarquer pour six terres, va donc humer l'air du temps, il est doux et parfumé, il sent la lavande et le thym, le ciste et l'eucalyptus, et un peu la vieille poule. Mais il est l'embarcadère, juste en face de Théolone.

Maintenant tu peux monter dans le bateau. Attention, c'est un esquif vieux de trois mille ans et quelques.

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Anachronique d'Odysseus.

J'avais juste un petit bras de mer à traverser, pourtant. Mais Neptune ne me lâchait pas la grappe, depuis sept ans que je ramais. Deux grains de ciel noir ébène me sont tombés sur la galère, l'un de l'Ouest, l'autre de l'Est, le mystère des vents du Sud du Taurus demandent plus d'une vie de marin pour être percés.

Alors, mes compagnons et moi, après avoir une fois de plus fermé les écoutilles et rentré les rames et la tête dans les épaules, nous nous sommes laissé secouer comme des prunes de Datça et avons attendu la fin, comme toujours, et comme toujours elle n'est pas venue, il fallait bien que le cycle épique se boucle, et nous n'étions pas encore rendus.

Le matin s'est levé sur une petite baie immobile, si tranquille qu'on entendait se jeter dans la mer le petit ruisseau qui traversait la ville endormie. Bien réveillé, cette fois, je me suis juré que je ne raterai pas le rendez-vous d'aubaine, et je me suis précipité à terre rendre visite à Eudoxe qui habitait cette ville, là, juste la troisième à gauche, sur la petite crête arrondie d'où l'on voit Méditerranée et Egée s'observer en chiennes de faïence.

Que j'aie 800 ans de plus que lui ne fait rien à l'affaire. La conversation fut interminable et j'ai convaincu Eudoxe d'écrire ce qu'il savait du monde, avec un peu de chance on en parlerait encore dans trois mille ans et quelques. Son seul argument était qu'il n'était pas encore né, et il était trop malin pour ignorer que l'argument ne tenait pas un instant face à Homère.

Il me fallait repartir, ces mollets et ces sandales, je les suivrais jusqu'au bout de la terre.

A.
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