vendredi 25 août 2023

L'ESPRIT DU VIN

L’ESPRIT DU VIN

Parfum. Senteur. Odeur. Effluve. Remugle. Oui, même remugle. Les mots ne manquent pas pour désigner l’évanescence du monde, qui s’insinue dans notre esprit sans bruit, sans tambour ni trompette et qui le marque à jamais, incognito. Je me souviens d’un incident sur la route du retour, par une fin d’été radieuse, au milieu de la forêt que l’itinéraire des écoliers nous faisait traverser loin des grands axes saturés. Toit ouvrant ouvert, nous avancions en silence dans une sorte de paix qui prolongeait les vacances et dont la végétation environnante n’était pas absente, pins, chênes, fougères, humus, dont aucun passager n’avait pourtant noté la présence dans l’habitacle. Soudain, l’un d’eux, ou l’une je ne sais plus, ouvrit un chewing-gum et se mit à mâchouiller. Le menthol envahit l’univers et d’un coup les vacances cessèrent, on siffla la fin des prolongations sans arbitre ni sifflet. Il ne restait plus qu’à rentrer sur Paris et nous avons rejoint les embouteillages à trente à l’heure en payant les péages.

C’est cela, le parfum. Celui qu’on ne repère pas mais qui nous fait vivre, celui sans qui le monde ne serait que ce qu’il est comme le soleil de Chanteclerc, et à l’instant où on le détecte ou bien à l’instant où il est balayé par une odeur triomphante et nommée, l’inconscient se recroqueville, il s’enroule dans les trous noirs de l’hippocampe et du cervelet. Qu’on ne me parle pas de pâtisseries étouffe-chrétien trempées dans du thé, Madeleine elle n’aime pas ça.

As-tu essayé de philosopher dans des toilettes mal tenues d’une station-service perdue au bord d’une nationale désertée ? On est là dans le domaine de l’apnée, où l’urgence d’entrer n’a d’égale que l’urgence de sortir. Comment construire un discours dans une odeur de pleine conscience ? Quand elle serait agréable, il en est de plus plaisante que celle-là j’en conviens, plus rien ne fonctionne dans les replis du crâne dès que tu la reconnais, l’odeur, profumo di donna, ylang-ylang, santal. Alors ne tente pas le diable et ne cherche pas à débusquer l’inconscient, il est plus fort que toi, il surgira quand tu ne sentiras plus rien dans l’air pourtant chargé de printemps.

Pour toutes ces raisons et pour d’autres bien moins convaincantes, j’ai décidé d’écrire sur les parfums du vin. Parfum, et non le goût qui tapisse le palais et la langue de ses tanins et de ses mélanges salés, sucrés, acides et amers : ce sont les quatre habitants, les quatre frères de bouche d’où naît la parole, le discours, la conscience, le logos. Alors que les effluves qui passent par les trous de nez ou qui remontent du gosier pour s’exhaler, doivent rester secrets pour exister et tu ne sauras jamais apprécier ton vin si par malheur tu crois en identifier un.

L’inconscient et son nez, il leur faut un hanap.

Nous connaissons tous ce personnage, il y en a au moins un à chaque festin amical ou familial. Tu as débouché ta meilleure bouteille et tu as servi tout le monde. Sans attendre, il fait tourner le vin dans le verre, claque la langue, observe, plonge le nez dans l’ouverture, renifle, regarde encore, lape, se gargarise au sens propre et au sens figuré, et finit par déglutir avec bruit. Puis il se met à parler. On n’entend plus que lui. Il est question de robe, de ménisque, de jambe, de cuisse avec un regard entendu aux jolies femmes de la tablée, de nez. Puis il passe aux notes de fleurs, tout l’étal de l’interflora du coin y passe, puis vient le tour des fruits, mûres cassis groseilles fraises des bois, mais curieusement jamais le raisin ; enfin une fois la gorgée avalée arrivent la mousse, la fougère, la vanille parfois légèrement poivrée.

Tu n’avais pas ouvert la bouteille pour qu’elle soit à ce point désossée. Elle a pourtant une histoire ; il y a quinze ans de cela, tu avais parcouru les paysages du vignoble, de jalle en jalle, entre forêt et mer, tu t’étais arrêté ici plutôt que là sans savoir pourquoi, déjà l’hippocampe entré comme une odeur par le toit ouvrant de la voiture, comment peut-on rouler sans toit ouvrant ? Tu as suivi l’allée bordée de platanes sévèrement taillés jusqu’au chais, bavardé avec l’hôtesse, vendeuse pour la saison, épouse du vigneron ou vigneronne en chef tu ne le sauras jamais, visité les alignements de cuves rutilantes et de tonneaux du Tronçais, et acheté deux cartons de la dernière cuvée. La bouteille dormait depuis tout ce temps et voilà qu’on la déshabille avec une rafale de mots incongrus et autosatisfaits.

J’aime le vin. Je suis parfaitement incapable de dire pourquoi j’aime ce vin que je bois ou pourquoi, cela arrive, je ne l’aime pas. Je peux proférer quelques propos sur les quatre frères ennemis, salé sucré acide amer, ce sont les mots de bouche, le conscient du vin. Mais ils ne diront pas pourquoi j’aime ou non. La bouche n’aime pas, elle boit, elle goûte, elle avale, un point c’est tout. Reste ce qui va s’insinuer par le toit ouvrant sans qu’on le voit, sans qu’on le repère, sans qu’on l’identifie. Le parfum du vin, son nez, ses effluves, ses remugles. Il faut pour aimer le vin se souvenir des paysages où il a grandi, la lumière d’hiver sur le Médoc, le givre des bords du Rhône, la torpeur du pied de la Cordillère des Andes. Dès le premier nez, je sais si je suis en terrain familier, en pays de connaissance, ou en terre inconnue. Alors je savoure en confiance ou en explorateur, au risque de me perdre, mais que personne n’attende un discours !

Je me laisse conduire et le seul fruit qui ait alors voix au chapitre est le raisin, le seul qui ait raison contre le raisonneur. Quelque chose se fraie un chemin incognito, hors de la pensée, hors du logos, et s’enracine. Ainsi va naître le plaisir du vin, à la première gorgée bien sûr, mais n’oublie pas la dernière plus chargée d’inconscient encore, car c’est la gorgée d’adieu.

Ce n’est pas seulement un verre que tu as bu, ce ne sont même pas les quinze ans de cave, les dix-huit mois d’élevage, ce sont les quarante ans qu’a mis la vigne à s’enraciner à trente mètres de profondeur, ce sont les milliers d’années qu’a passées le fleuve à charrier les épaisseurs de graves depuis les montagnes lointaines, ce sont les millions d’années de dépôts du calcaire au fond de l’océan primordial pour former aujourd’hui les collines de Saint-Emilion ou du mâconnais. Ton inconscient les recevra et tu ne le sauras jamais, comme pour la belle hôtesse du chais, mais par lui tu aimeras ce vin ou, peut-être, tu ne l’aimeras pas. Le cassis n’y sera pour rien, laissons le cassis au bon vieux chanoine, ni la vanille ni toutes ces étiquettes bavardes dont le parfum n’a que faire.

Je vais te faire une dernière confidence, un aveu difficile mais je sais que tu ne le répèteras à personne, mon prestige international en souffrirait. En dégustation à l’aveugle, petit jeu que les bavards de la buvette affectionnent, je suis incapable de dire si j’ai goûté un vin blanc ou un vin rouge, ou presque. Mais je suis certain du vin que j’aime et de celui que je n’aime pas.

C’est mon hippocampe qui me l’a dit.

 

 


 

mercredi 16 août 2023

LES CHANTEUSES

 

Les terriennes ne permettent plus que l’on se taise.

Les chanteuses. Toutes les chanteuses. De Suzy Delair à Elizabeth Kontomanou. De Bessie Smith à Axelle Red. De Cora Vaucaire à Céline Dion.

Non. Pas Céline Dion. J’ai décidé d’être injuste et personne n’est obligé de me suivre. Elle n’est pas la seule que j’écarte, mais c’est tombé sur elle ici.

Je reprends. De Cora Vaucaire à Emilie Loizeau. Toutes les chanteuses ou presque. La dernière en date qui est tombée dans mon escarcelle est Stacey Kent. Je crois que c’est son nom. On a les découvertes tardives qu’on mérite, en 2007 je ne suis plus à la page depuis longtemps.

Deux mots nécessaires qui chaque fois me mettent au pied du mur, lorsqu'elle me chantent à l'oreille : sensualité et précision. De Rose Murphy à Marilyn, en passant par la Lorraine (Patricia) et par l'Egypte (Natacha). Par l'Azerbaïdjan (Aziza Mustapha Zadeh). En veux-tu en voilà, des noms des noms des noms. Une marée de chanteuses sensuelles et précises, autour de moi, qui me soulèvent et m'emportent, dans tous mes états, des secrètes et des célèbres. Lesquelles pourrais-je sans honte oublier de citer, lesquelles ne pas choisir ? Celles dont le prénom suffit, celles dont le nom seul claque, toutes celles qu’il faut nommer avec soin, Juliette la Greco, Juliette tout court, Marianne James, Aretha, Callas, Berganza, il ne faut pas oublier les grandes voix de l'Opéra, du moins pas toutes. J’ai souvent un peu de réticence avec elles. Alors j’en écarte quelques-unes mais je garde Reri Grist et Crespin bien au chaud contre moi, et je monte en gloire la Callas, nommée plutôt deux fois qu’une ; je garde aussi Barbara la longue brune et la Tebaldi parce qu’il faut mélanger sans peur ; et encore Ella Fitzgerald dois-je même le dire, la Vaughan à murmurer Vaune pour qui l'aime. Et Nina que j’ai gardée pour la presque fin.

Il y a toujours la question qui fâche : et s’il n’en fallait qu’une ? Ai-je une tête à mettre tout ce beau monde à la poubelle pour qu’il n’en reste qu’une et que ce soit celle-là ?

Oui. Billie. Justement. C’est elle, à la fin, qui gagne.

Au fond, il vaudrait mieux nommer qui je ne veux pas, pour ajouter à l’injustice. Piaf par exemple. Ce n'est pas la même galère, mais rien n'y fait, rien de rien non je ne regrette rien. Quelques autres, du temps de Salut les Copains que j’ai traversé sans aimer. Certaines font une longue carrière, elles sont encore là et vieillissent plutôt bien dans leur corps, leur voix, leur tête ; mes oreilles restent sourdes, distraites, impatientes. Je ne leur en veux pas, qu’elles ne m’en veuillent pas. Et pour ne pas être tout à fait injuste, je garde dans un petit coin Françoise Hardy qui, tout au long des années, a su m’émouvoir, sa voix, ses textes, ses airs.

A côté de ces indestructibles se répandent d’innombrables poupées de cire, qui passent et partent, trois petits tours et puis s’en vont, gonflettes du jour ou de la veille. Gros seins ou déshabillé vaporeux, voix d'anorexique ou voix tonitruante de pacotille, sonorisation frénétique sur débauche lumineuse. Pas de précision et pas de sensualité. Pas de musique mais de la pornographie musicale. Je ne nommerai personne.

Toute cette débauche m’insupporte car elle réduit à l’inaudible de belles réussites, de belles voix, de belles musiques, qui honorent la chanson francophone. Et du reste du monde. Je ne les mets donc pas toutes dans le même panier, celles qui ne me font rien. Mais elles ne me font rien, voilà tout. Et je garde toutes les autres, de Jeanne Moreau à Victoria de Los Angeles. Je ne classerai pas par style, école, domaine, catégorie. Du moment que la musique est bonne.

Et Billie, à la fin des fins.

Un jour, je vous parlerai des chanteurs. Aussi. Peut-être.

2007


 

jeudi 3 août 2023

MA VIE EN PEINTURE

 

Première partie : UN MARIAGE A VENISE

Je n’étais pas invité. Les portes du palais étaient pourtant grandes ouvertes et je voyais la fête battre son plein : le vin coulait à flots, et les tenues des convives les plus rigides commençaient à mollir, sans parler des arsouilles il y a toujours des arsouilles dans les festins. Les chiens eux-mêmes prenaient un air penché, alors je me suis enhardi. Il me fallait rejoindre la terrasse dans le fond, celle qui donne sur la lagune qu’on devine derrière entre les balustres, et j’ai décidé de passer par la salle du banquet. J’étais déjà un peu en retard et j’évitais ainsi le grand détour par l’autre côté du canal et les risques de mauvaise rencontre. Une dame m’attendait au pied du campanile et je serai ponctuel, ponctuel pour une fois, et soyons fous, pourquoi pas en avance.

Je ne m’étais pas trompé, les chiens n’ont même pas fait attention. Ils étaient pourtant en première ligne et j’étais obligé de leur passer devant. Si les chiens ne remarquent rien, que dire des humains, tous attablés, affalés, avachis, j’aurais pu être l’homme invisible. Ils m’ont sans doute pris pour un serveur perdu dans ce branle-bas, et pourtant mon costume-cravate aurait dû les surprendre, les faire sortir de leur torpeur. Déguisé en éléphant rose, je serais passé inaperçu ; c’est vexant à la fin. La faute au vin, certainement, on en parlera longtemps de ce vin, venu de nulle part, surgi d’amphores imprévues, qu’on en n’a jamais bu de pareil, un vin divin.

Seul le gars assis au milieu de la table m’a suivi du regard. Il n’a rien dit mais je jurerais qu’il a eu un petit sourire en coin qui m’était adressé.

Ce fut beaucoup plus compliqué de rejoindre les escaliers derrière le premier portique. Enjamber les corps des ivrognes, éviter les rixes, contourner les groupes agglutinés, fut un passage éprouvant. Du devant on ne voit rien mais ces belles colonnes de marbre rose veiné cachent une pétaudière qui m’a presque fait regretter de ne pas avoir entrepris le grand détour. Jouer des coudes en douceur, un mauvais coup est vite parti, éviter les crachats et le vomi, ne regarder personne dans les yeux, et tenter de donner une suite à mon statut d’homme invisible que je croyais avoir obtenu quelques minutes auparavant. Enfin la première marche, l’escalier n’est pas bien long ni bien haut, et me voici sur la terrasse où s’activent les cuistots, les bouchers, les aides, les commis, les gâte-sauces et les pique-assiettes, en plus des arsouilles il y a aussi des pique-assiettes dans les festins et parfois ce sont les mêmes. J’ai respiré un bon coup.

Je n’irai jamais à mon rendez-vous. La dame du campanile doit se demander pourquoi elle attend encore, quatre siècles plus tard. J’espère pour elle qu’elle n’existe pas, qu’elle n’a jamais existé, ce serait trop humiliant : pas un mot d’excuse, aucun messager, pas même un texto. Mais je le jure, je n’y suis pour rien. Paolo, le peintre bien connu, m’a repéré en train de monter sur le soubassement d’une colonne du portique arrière et il a aussitôt noté mon accoutrement absurde, comme une tache sur son tableau. D’un geste sûr de son pinceau, il n’avait pas vingt-cinq ans de métier pour rien, il m’a affublé d’un drapé rose pâle et m’a figé dans une posture inconfortable, accroché d’une main à la colonne et tendant l’autre vers je ne sais quelle friandise, ou un verre de ce vin pourquoi pas on voit mal de loin, en équilibre précaire sur une jambe. Je ne me souviens plus, j’avais peut-être tenté un signe vers la belle, in extremis. Et voilà, je ne bouge plus depuis ce temps-là, quatre-cents ans et quelques crampes.

Je ne suis plus qu’un personnage inconnu qui se tortille au milieu d’une fête où il n’était pas invité, un mariage à Venise en 1562. Rose pâle ! Quelle idée ! Je me serais bien arrangé de ce joli vert comme sait les faire ce monsieur Paolo Caliari, ce peintre dont on a d’ailleurs donné le nom à ce joli vert qu’il avait rapporté des Noces de Cana, le vert Véronèse.

 

Seconde partie : LES NOCES DE CANA

Il faut que je m’explique. Mes aventures vénitiennes de 1562 n’intéressent personne et d’ailleurs ne serions-nous pas plutôt en l’an 31 après JC ? JC dont je suppose que le nom complet est Jean-Claude. Le temps est diablement malin, pléonasme, qui nous file entre les doigts et transforme l’eau en vin et les vessies en lanternes. Alors, explique !

Chacun et chacune se souviennent d’un maître ou d’une maîtresse pendant son adolescence qui a su les tirer de l’ornière où elle pensait mener toute sa vie, où il se croyait englué pour toujours. Un professeur, une enseignante, un animateur, une directrice, a surgi et s’est penchée sur son cas, et le monde s’est éclairé. Ils furent cinq ou six à se relayer tout au long de mes apprentissages d’écolier, et leur nom ne dirait rien à personne. Je ne vais pas en faire la litanie et me contenterai d’évoquer, d’invoquer plutôt, ce professeur d’histoire que je croisai en classe de seconde. Histoire-Géo, disait-on. Le programme portait sur ce qu’il était convenu de nommer les temps modernes, nomenclature sortie de quelque cerveau ministériel dérangé, commençant en 1492 annus horribilis, et finissant en 1789, espérance et déceptions. Il y avait matière à histoire et bien entendu il n’a pas terminé le programme, Louis XV et Louis XVI sont passés à la trappe. Louis XVI surtout d’ailleurs.

Ce professeur a su me passionner, histoire et géographie sont devenues mes mamelles de connaissance. Mais ici c’est l’histoire qui compte. Au lieu de nous ânonner des évènements et des dates, des batailles et des rois, des assassinats et des massacres, il nous a parlé des gens, des vies à la campagne, des villes grandissantes, des polémiques et des argumentations, des rues de Paris et des rivières de France, de l’Italie de ces temps-là saccagées par nos soudards, et de l’Angleterre philosophique. Chaque semaine nous devions préparer un exposé, et il en choisissait un parmi nous pour monter le défendre sur l’estrade face à la contestation de la classe, pendant qu’il observait et équilibrait les forces en cas de dérive.

On a ainsi parlé des guerres d’Italie, justement, des guerres de religion, de l’absolutisme Bourbon, ou de la régence d’Orléans. De bien autres choses encore, apprenant plus sûrement qu’en se trompant sur les dates, les traités, les édits. Mais, je l’ai dit, on n’a pas dépassé la régence, la fête n’a pas pu commencer, l’année scolaire était morte avant. Peu importe, j’ai eu le temps de préparer l’exposé, comme mes petits camarades, qu’un vendredi il nous a proposé pour le vendredi suivant : vous vous choisissez un tableau du musée du Louvre, n’importe lequel pourvu qu’il soit de la période et vous l’étudiez, thème, style, technique, peintre, contexte, tout ce que vous pourrez relier à ce tableau. La période était l’Italie d’après les guerres d’Italie, encore elles.

Me voici au Louvre avec mes parents, le dimanche suivant où j’aurais bien aimé jouer au foot avec mes copains, à parcourir les salles consacrées à la Renaissance Italienne, car ma mère ne jurait que par la Renaissance Italienne, ainsi que par les impressionnistes mais ce jour-là c’était Renaissance Italienne. Nous étions donc dans l’aile Denon, enfin ce qui aujourd’hui se nomme l’aile Denon à l’époque je ne savais rien, et c’était à moi de décider du tableau. La Joconde m’a souri, ce n’est pas la dernière fois nous en aurons des aventures ensemble par la suite, Raphaël a déployé ses charmes religieux et ses madones ne m’ont jamais laissé insensible depuis. Je ne vais pas énumérer tous les autres ils sont trop nombreux, ils ont joué des coudes pour être vus mais franchement, qu’avais-je à faire de ces allégories, de ces crucifiés, de ces dormitions, et de toutes ces images dont on me rebattait déjà les jeudis au catéchisme, c’était caté le jeudi en 1960.

Il fallait pourtant choisir et revenir à la maison avec son butin. Tout le monde a deviné maintenant : ce fut le plus grand de tous en taille, soixante-dix mètres carrés comme un joli appartement dans Paris, le plus habité de personnages cent-trente à ce qu’on dit mais je n’ai pas vérifié, le plus haut en couleurs et encore il n’avait pas été restauré. C’est bien sûr le seul tableau de la Grande Galerie où l’on peut entrer sans se baisser puisque tout le monde y est grandeur nature : les Noces de Cana par Véronèse né Paolo Caliari.

Je peux arrêter mon histoire ici. Je ne me souviens pas de l’exposé que j’en ai tiré ni de la note que j’ai obtenue, le professeur notait tous les exposés rendus et pas seulement celui désigné pour l’estrade. Mais cette semaine-là, entre les deux vendredis, je suis entré en peinture comme on entre au couvent et je sais, au fond de moi, non seulement que le peintre a peint ce tableau en 1562 pour moi et pour personne d’autre quatre-cents ans plus tôt, mais aussi que c’est le tableau qui m’a choisi et non l’inverse. Comme d’ailleurs tous les tableaux qui m’ont immobilisé depuis.

Régulièrement, je profite qu’il soit de plain-pied pour y faire un petit tour, une petite promenade. Personne ne me voit sauf Jean-Claude assis au centre de la scène, mais j’ai bien compris qu’il était le seul avec moi à ne pas être vraiment de la fête : elle lui annonçait trop un moment difficile de sa vie, dans les deux ans qui viennent.

Pour autant, il ne m’a jamais fait de Cène.