mardi 28 novembre 2017

LA RENCONTRE HASARDEUSE


« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde ».

Tu en connais beaucoup, toi, des gens qui se seraient rencontrés autrement que par hasard ? Même un rendez-vous pris de longue date avec un personnage inconnu ou important, programmé en heure et soigneusement noté dans un calepin doré sur tranche, relève dans sa genèse du hasard. Pourquoi ce personnage là plutôt qu’un autre, pourquoi est-ce lui qu’il a fallu solliciter, pourquoi est-ce lui qui occupe ce poste ou la fonction ou le territoire ou je ne sais quoi mais qui en tout cas m’impose de prendre rendez-vous avec lui ?

C’est bien le hasard qui a fini par le placer là sur mon chemin tout comme c’est le hasard qui m’a entraîné sur ce chemin-ci et non sur ceux-là, si je remonte assez loin. N’essaye pas de parler de logique, la logique ne déroule ses tenants et ses aboutissants qu’une fois que le hasard a cessé de parler, n’essaye pas non plus de lui donner un nom, au hasard, il n’en a pas sinon celui-ci, justement, hasard, qui lui va très bien.

C’est donc bien par hasard qu’ils s’étaient rencontrés, et sans avoir pris rendez-vous, loin s’en faut. Aucun des deux ne connaissait l’existence de l’autre avant ce moment précis. L’une et l’autre courait chacun sur leur trottoir respectif de leurs rues perpendiculaires et se sont violemment percutés à l’angle du carrefour. Elle qui faisait son jogging matinal avant de sauter dans sa tenue d'executive woman, et lui qui était déjà en retard pour un entretien d’embauche décisif.
 
Ni l’une ni l’autre ne faisait jamais les choses à moitié. Quand elle décidait un licenciement, c’est toute l’usine qui était rayée de la carte. Quand il était mis au chômage, il insultait assez sa hiérarchie pour se griller sur le marché du travail pour au moins dix ans. C’est dire à quel point le choc fut violent. Traumatisme crânien pour la cost-killeuse, double fracture de l’épaule et du genou pour l’employé sanguin. Pressés par une agitation médiatique du côté de la place de la République et gênés par les embouteillages qu’elle provoquait, les pompiers les emmenèrent aux premières urgences accessibles du même hôpital, dans la même ambulance, en état d’inconscience avancée.
 
Elle se répétait d’une voix pâteuse les premiers mots qu’elle avait prévu de dire à la réunion où elle n’irait plus, et lui entraînait sa main valide à la poignée dont on lui avait dit qu’elle serait essentielle pour le succès de l’entretien. C’était bien la peine, lui qui avait pris rendez-vous depuis longtemps avec ce personnage important et inconnu, programmé le lieu, la date et l’heure et tout noté sur son calepin doré sur tranche, ce personnage important qui se trouvait par hasard sur son chemin et dont dépendait le prochain morceau du reste de sa vie. Et voilà qu’il ne le verrait jamais. 
 
C’était bien la peine , elle qui s’était ménagé une pause une heure après le début de la réunion pour un aparté avec la DRH, celle-ci devant recevoir une possible recrue prometteuse malgré ses antécédents agités, il lui fallait justement un chef de projet sanguin, marre des chiffes molles à la fin. Et voilà qu’elle ne le rencontrerait jamais.
 
Ils ont été placés dans deux chambres voisines. Ils guérirent, ils se marièrent, ils eurent beaucoup d’enfants, et leur association professionnelle est une des plus belles réussites de ce pays.

le 27 septembre 2016

PS. L’incipit est de Denis Diderot (Jacques le fataliste et son maître)

vendredi 24 novembre 2017

UN COUP DE CANIF AU CONTRAT

La journée avait mal commencé. Il tombait des cordes, ce n’était pas un jour à partir en pique-nique. Pourtant, dans le contrat, ils m’avaient bien précisé que Monsieur Marcel avait prévu de partir en pique-nique avec toute sa famille, Madame et les cinq enfants. Déjà, maquiller un assassinat en accident de pique-nique n’était pas si simple, mais avec cette pluie et le terrain boueux que je n’avais pas manqué de trouver sur place, au bord de l’étang où j’avais rendez-vous avec ma journée de travail, la mise en scène promettait d’être laborieuse et, si j’ose dire, glissante. Gros risque de laisser des indices.

Ou bien ils allaient renoncer et faire demi-tour avant d’arriver et j’aurai attendu pour rien sous la pluie, ou bien ils resteraient calfeutrés dans la camionnette à manger tristement leur pâté-cornichon et je devrai les regarder depuis ma planque, trempé et affamé. Métier de chien, dommage que je ne sache pas faire autre chose. Même pas un bout de saucisson à découper avec le couteau suisse que j’avais soigneusement préparé pour organiser, comment dire, l’accident de Monsieur Marcel. Il aurait au moins servi à quelque chose.

Mais chez ces gens-là, le programme c’est le programme, et aujourd’hui c’était pique-nique. Alors voici la camionnette qui apparaît le long de la haie sur le chemin cahoteux, elle patine un peu dans les ornières mais ils sont décidés à arriver à destination. Elle tourne dans le pré qui descend doucement vers l’étang et s’arrête à une quinzaine de mètres du bord. Personne ne sort, j’entends les enfants qui se chamaillent et Madame qui tente de calmer son petit monde. Je les comprends, les mômes, on les a obligés à s’habiller, n’oublie pas tes chaussettes, prends tes grosses chaussures, enfile ton imper, la litanie habituelle, à quoi bon sortir par ce temps pourri quand on serait aussi bien devant la PlayStation. 

Le contrat ne me disait pas pourquoi je devais assassiner Monsieur Marcel. Ce ne sont pas mes oignons, il fallait seulement que ce soit un accident et je suis réputé pour les réussir, mes accidents. Maintenant la camionnette est au milieu du pré et personne n’a envie d’affronter les intempéries. Ils vont me faire le coup du repas enfermé, je le sens et je maugrée. Tout sera à recommencer. Mais non, la porte conducteur s’ouvre et Monsieur Marcel sort, il enfile vite sa parka de chasseur avant d’être mouillé et s’éloigne d’un pas lourd dans le sol collant à ses bottes. Il se dirige vers l’étang et se rapproche de moi, dans mon buisson. 

Je pense qu’il vient soulager un besoin naturel dans l’étang, il me facilite le travail. Je me tiens prêt. Tout en marchant, il fouille dans ses poches et finit par en extraire un canif identique au mien ainsi qu’une pomme. Il entreprend de la découper méticuleusement en tranches exactement égales. Monsieur Marcel est un perfectionniste, un peu dans mon genre. Tout occupé à soigner sa découpe, il ne voit pas le rebord boueux de l’étang et soudain il part en glissade. Il tente de se rétablir, lâche la pomme et choit lourdement sur son canif. Il meurt sur le coup, le cœur transpercé. 

J’étais coincé. Il était étendu sur le passage que j’avais prévu pour m’esquiver, tout le reste était à découvert. La police est arrivée trop vite, il y a des jours où rien ne va, elle n’a eu qu’à me cueillir. Avec le casier que je me traîne, j’ai eu beau crier mon innocence cette histoire est arrivée il y a vingt ans et aujourd’hui je sors de prison.

mardi 21 novembre 2017

CARTOON

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Il était une fois un hérisson qui voulait devenir aussi célèbre que Groucho Marx. Il décida de se faire la même moustache dont il pensait qu’elle était le secret de sa réussite. Le mieux pour lui était de rejoindre les studios de la MGM où il saurait bien trouver le maquillage nécessaire.

Après des mois d’efforts, le hérisson avait parcouru l’immensité des studios à la recherche de l’atelier de Tex Avery sans se faire repérer, ni par le lion, ni par Goldwyn, ni par Monsieur Mayer. C’était déjà un exploit. Il profita de la sortie d’un machiniste qui voulait fumer au soleil pour s’introduire dans le bâtiment. Il trouva facilement les bureaux de dessin où travaillaient comme des soutiers les stagiaires mal payées mais jolies. Au troisième bureau se trouvait la troisième stagiaire qui en plus était trompettiste ; elle faisait là de quoi mettre du ketchup dans son hamburger, étant au chômage quoique virtuose.
 
Le hérisson attendit derrière la poubelle que la porte s’ouvre, ce qu’elle fit à la pause, et il entra dans la pièce. Il se trouva entouré de poteaux verticaux inaccessibles soutenant les planches à dessin et les tabourets assortis. Une futaie hostile. Prenant son courage à deux piquants, il tenta une escalade, il fallait bien la trouver, cette moustache à dessiner.
 
Il entendit les rires dans le couloir autour de la machine à café mais il glissa le long des pieds du tabouret. Il finit par accrocher un pan du rouleau de calque qui se défit entièrement sur le parquet entraînant les crayons, les feutres, et tous les ustensiles traceurs d’un dessinateur animé. Il put alors s’enduire de fusain noir façon moustache géante. On entendit dehors Droopy se vanter d’être heureux, et la troisième stagiaire entra qui n’avait pas bu que du café. Elle s’étala de tout son long dans le rouleau de calque et se retrouva nez à nez avec le hérisson noirci qu’elle prit pour Groucho Marx dont elle était amoureuse.
 
Elle y vit un signe du ciel et saisit sa trompette pour jouer My-Funny-Valentine. Droopy reconnut aussitôt la musique et se précipita dans l’atelier, il avait compris que Groucho Marx était dans les parages. Mais au son de la trompette le masque de fusain s’était répandu sur le sol et seul émergeait du brouillard un hérisson hagard que la trompettiste ensanglantée serrait contre elle. Droopy le sauveur arracha le hérisson de ses mains sans s’occuper des échardes, sortit du studio et le jeta sur la route où justement arrivait le loup dans sa décapotable.
 
Le hérisson devint paillasson, et Droopy dit : « pas de hérisson chez Tex Avery », puis il ajouta avec l’enthousiasme que tous lui connaissent : « vous savez quoi ? I’m happy ».
 
C’est tout, les amis.
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